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Communisme : lire et discuter Bruno Guigue
Le conseil de lecture d’Yvon Quiniou

Il faut absolument lire le livre de Bruno Guigue Communisme, malgré sa taille (plus de 400 pages !) et le sujet brûlant qu’il aborde, pourtant déclaré majoritairement obsolète, à savoir le communisme, précisément, car il en fait une analyse à la fois remarquable de précision historique s’agissant de ce qui s’est fait et se fait encore en son nom, depuis la Révolution bolchevique jusqu’à la Chine actuelle, mais, en même temps ou au final, ce qu’il dit est critiquable théoriquement selon moi. Je ne présente pas l’auteur, l’ayant fait ici même, et ne saurais détailler l’ouvrage dans le cadre d’un billet. Je présenterai donc ses lignes essentielles d’analyse avec les problèmes qu’elle pose, de mon point de vue d’intellectuel partisan du communisme tel que Marx l’a pensé et voulu.

Le livre est d’abord précédé d’une « Préface » d’un lucidité critique étonnante vis-à-vis des préjugés idéologiques ambiant s’agissant de notre époque soumise au capitalisme mondial, dont le rejet de la Chine et celui de quelques autres régimes ou expériences progressistes (Vietnam, Cuba, Amérique latine) font partie – préjugés que la plupart des médias propagent avec un cynisme, une inintelligence ou un aveuglement rares, au choix ! Mais l’essentiel se trouve ensuite, dans ce qu’on peut appeler une histoire du communisme qu’il fait remonter à la Révolution française, avec Babeuf : celle-ci aurait donné naissance à des idées de liberté et d’égalité sociale qui se retrouveront dans l’aspiration au communisme du siècle suivant. Suit alors une histoire complète de celui-ci d’une grande richesse, d’une rare exactitude et d’une grande honnêteté, s’appuyant avant tout sur Marx (et Engels) mais n’oubliant pas ceux avec qui il s’est confronté, voire affronté, comme Owen, Cabet, Fourier, etc., mais aussi les anarchistes ou les libertaires, les socialistes bourgeois et, ensuite, les membres de la social-démocratie allemande dont il fit partie alors qu’il avait pourtant écrit le Manifeste communiste.

Or ce qu’il faut retenir des analyses décapantes de Guigue, c’est l’insistance qu’il met d’abord à enraciner l’approche de Marx dans le refus de l’utopie coupée du réel (aussi généreuse soit-elle) et, inversement, dans l’histoire réelle déterminée par le développement matériel des forces productives et des rapports sociaux qu’ils entraînent, ceux-ci étant eux-mêmes marqués par la lutte des classes entre exploiteurs et exploités, propriétaires des moyens de production et salariés utilisés par ceux-ci à leur profit, et payés au minimum par rapport à la richesse qu’ils produisent. C’est là le modèle théorique d’explication et de dénonciation du capitalisme qui fait l’originalité absolue de Marx, vouant ce système à la disparition, et que ses successeurs en politique conserveront, en paroles tout au moins, dans le cadre, par exemple, du « marxisme-léninisme ». Et c’est sur cette base, qu’il reprend pleinement à son compte, que l’auteur va dérouler d’une manière limpide et courageuse son histoire du communisme au 20ème siècle, couplée avec celle de la mondialisation capitaliste, son impérialisme et ses guerres (je n’en rappelle pas les détails), et ce d’une manière qui tranche avec ce qu’on peut en lire dans les manuels d’histoire officiels ou les écrits des auteurs libéraux. A lire donc, ici, pour se déciller les yeux et prendre conscience de l’immense passif humain du capitalisme !

Mais son approche repose aussi sur deux autres bases, empruntées à nouveau littéralement à Marx, celui de la maturité, et qui seront entérinées par bien des « marxistes », y compris par Guigue donc, et c’est là que, selon moi, « le bâts blesse » et affecte ses analyses finales sur ce qu’il y a eu de « communisme » ou, au minimum, de « socialisme » (il ne confond pas, justement, les deux) aux 20ème et 21ème siècles. La première entérine le propos célèbre de Marx, dans L’idéologie allemande, selon lequel le communisme n’est pas « un idéal « un idéal sur lequel la réalité devra se régler » et qu’il est seulement « le mouvement réel qui abolit l’état actuel », résultant des « conditions existantes ». Refus de la morale, donc, et il faut le dire, assumé clairement par Marx lorsqu’il affirme aussi que « les communistes ne prêchent pas de morale du tout » ou encore que « la morale c’est l’impuissance mise en action » – et l’on aura compris que ces deux points de vue – « refus de l’idéal » et « résultat du mouvement réel » – sont liés. Or c’est là nier tout ce qu’il y a de normativité morale dans la critique que l’auteur du Capital fait du système capitaliste dans ses effets sociaux et humains, qu’il ne se contente pas d’expliquer scientifiquement mais qu’il condamne aussi moralement, sans oser se l’avouer de crainte de verser dans l’idéalisme. Or le paradoxe, s’agissant de Guigue, c’est qu’il reprend totalement à son compte cet « amoralisme » alors que toute son analyse d’ensemble implique activement, mais implicitement, une indignation morale dans son approche du capitalisme et une exigence morale universaliste quant au futur communiste qu’il souhaite ardemment – ce dont je le félicite étant moi-même sur ses positions normatives –, mais dont je regrette qu’il ne les assume pas réflexivement, au second degré ou philosophiquement si l’on veut. Car il y a là un élément fort dans la bataille d’idées qu’il faut mener pour motiver le refus du capitalisme et convaincre de la nécessité de son dépassement : l’appel à la morale et à l’idéal ! Et cela permet aussi de justifier que l’on récuse en partie le spectacle que nous a donné le « socialisme-communisme » au 20ème siècle : celui de tares, sinon même de crimes, qu’il a pu présenter et qui n‘ont rien de « socialistes » et, encore moins de « communistes ». N’oublions pas, au passage, que Marx était pour la démocratie et contre la peine de mort. C’était, à sa manière mais totalement, un « humaniste » et il aurait refusé ce qu’il s’est fait d’inhumain en son nom ! Par contre, c’est bien au nom de cette exigence morale en politique que l’on doit se féliciter de ce qu’il se passe dans la Chine d’aujourd’hui … comme le fait à juste titre Gigue sans en formuler expressément le motif moral (alors que la Chine se réclame de la morale sociale ainsi que de l’éthique individuelle de Confucius) mais dans le cadre d’une analyse concrète, qui est exacte.

Cependant, il y a aussi un dernier élément théorique essentiel chez Marx, dans sa conception du passage au communisme, à savoir celui des conditions objectives à partir desquelles il est possible et doit se faire ; or cet élément, que Guigue ne mentionne pas, voire refuse, est pour moi essentiel dans la bataille culturelle pour le communisme, plus que jamais indispensable vu le monde tel qu’il va ou, plutôt, ne va pas. Il s’agit de l’affirmation, fondamentale théoriquement car inhérente à sa conception matérialiste du devenir historique, que l’histoire qui a eu lieu jusqu’à présent avec ses luttes de classes et ses malheurs humains, n’est qu’une « préhistoire » et qu’une véritable « histoire humaine » est à venir, qu’elle constitue le communisme avec son abolition des classes et l’émancipation corrélative des hommes, mais qu’elle n’est possible qu’à partir des conditions fournies par le capitalisme développé : ses forces productives industrielles et sa masse, immensément majoritaire, de travailleurs liés directement ou indirectement à celles-ci. Et s’il a pu envisager tardivement, dans un dialogue avec une révolutionnaire russe, Vera Zassoulitch, impatiente de faire la révolution dans son pays « sans passer sous les fourches caudines du capitalisme », qu’une pareille révolution dans un pays sous-développé pouvait s’y déclencher, mais qu’elle elle ne pouvait y réussir qu’avec l’aide d’une révolution en Occident qui n’eut pas lieu. D’où l’échec de la révolution soviétique de 1917, non d’emblée mais sur le tard avec le stalinisme, et qui implique – je dis bien « implique » car ce propos est la conséquence logique de la théorie marxienne – que la révolution soviétique, avec ses tares, ne peut se réclamer de Marx et n’était pas du communisme comme on le croit massivement ou qu’on le fait croire, malgré certains de ses acquis incontestables aussi. Comme je le dis fréquemment : le communisme n’est pas mort car il n’a jamais vécu.
Mais je n’ai pas vu Guigue adopter ce point de vue sur la cause essentielle de cet échec – « contresens en acte » du marxisme de Marx – car elle incombe essentiellement, selon lui, à la mondialité capitaliste qui lui était violemment hostile, ce qui est vrai aussi et qu’on oublie. Sauf que, à propos de la Chine, il va procéder à une analyse positive, qu’on peut trouver remarquable, de son état actuel, mais en oubliant de penser son histoire douloureuse à la lumière de ce que j’ai indiqué à propos de l’URSS. Certes, il est lucide sur les errements ou les contradictions de la Révolution culturelle qu’il dénonce courageusement, mais il ne signale pas à quel point le processus de départ de cette révolution, malgré sa complexité due à la présence initiale d’un parti nationaliste et bourgeois comme à son conflit avec le Japon, est un équivalent de la révolution bolchevique, mais en pire, à savoir l’existence d’une nation à l’immense majorité paysanne dont Marx avait clairement affirmé qu’elle ne pouvait être la base économique et sociale d’un révolution communiste, quand il proclame fermement, dans L’idéologie allemande à nouveau, qu’« un mouvement communiste ne saurait jamais partir de la campagne mais toujours de la ville ». Or c’est bien ce qui s’est produit en Chine dont Guigue, malgré ses analyses impeccables sur ce qu’elle est devenue aujourd’hui avec ses acquis socialistes, malgré ou à cause d’éléments forts de capitalisme qu’elle a intégrés mais dominés par l’Etat, ne veut pas admettre : il en fait à tort une illustration du marxisme, quitte à lui accorder une forte originalité par rapport à celui-ci. C’est pourquoi, tout à la fin de son livre, il récuse l’affirmation de Lucien Sève selon laquelle « l’histoire du XXe siècle entier aura été le temps du plus formidable faux-semblant, celui du communisme stalinien ». Or si Sève ne cite pas vraiment la Chine, un autre marxiste contemporain, Lordon, lui, ne semble pas l’exclure en affirmant à propos du communisme (historique) dans un ouvrage récent que « ce qui a été fait en son nom en est le contraire » et que « son idée est à réinstaller sur la scène de l’histoire ».

On aura compris l’intérêt d’un pareil livre, disons « iconoclaste » à sa manière : il nous force à nous interroger, à frais nouveaux, sur l’idée communiste dans ses fondements, la nature de ses échecs mais aussi sur les expériences contemporaines qui la renouvellent ou en relancent l’espérance.


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