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Combattre le populisme, au nom du « populaire »
Par Bernard Vasseur

Je voudrais faire quelques remarques sur le regard que notre société porte aujourd’hui sur la culture (en entendant par là : l’ensemble des activités relevant du ministère du même nom et l’ensemble des valeurs dont ces activités sont porteuses).

Partons du travail et de la manière dont on le maltraite aujourd’hui. D’un côté, le non travail (le chômage) augmente. D’un autre côté, on dit qu’il y a « trop de travail » (qu’il faut supprimer tout ce qui n’est pas productif, rentable, ne pas remplacer tous les départs à la retraite,…) En même temps, toutes les enquêtes montrent que l’angoisse, le stress, le « burn out » (la dépression) et même les suicides au travail (France-télécom, Renault,…) augmentent. Il y a donc une sauvage agression et une brutale régression dans le traitement réservé au travail, que des recherches comme celles d’Yves Clot le donnent bien à connaître. Cela a évidemment des conséquences sur le temps de non-travail (que je n’ose pas appeler le temps libre). En particulier cela engendre un formidable besoin d’oublier : « oublier le travail et ses angoisses », « oublier la vie et ses soucis », bref ne pas se prendre la tête, « se poiler », se marrer, faire « la teuf », en un mot : se divertir. Evidemment, un tel « climat » n’est pas « bon » pour la culture qui se définit par des valeurs strictement contraires : non pas « oublier la vie », mais se donner d’autres yeux pour la regarder, la ressentir, l’imaginer autrement, la rêver différemment, l’élargir à d’autres possibles, la transformer, etc…

Deuxième remarque : nous savons depuis Marx que le capitalisme est pris dans une contradiction entre la nécessité de produire toujours plus de marchandises à vendre pour réaliser le profit le plus élevé possible, et la nécessité de contenir la valeur de la force de travail (c’est-à-dire l’impossibilité de « lâcher » du pouvoir d’achat pour permettre l’achat de toutes les marchandises produites). D’où la crise classique de surproduction ou sous consommation. Mais ce que Marx ne pouvait pas prévoir dans son temps, nous le voyons dans le nôtre : le Capital s’est en effet attaqué à cette contradiction de deux manières :
a) en inventant le crédit et l’endettement (qui permet au salarié d’oublier sa situation de « pas assez payé » et même de se donner – à lui et aux autres – l’illusion qu’il est « riche » ; ce qui permet au système de contrôler et de « tenir » soumis l’endetté (sans policiers !).
b) en inventant un système industriel de type nouveau ( « les industries culturelles ») qui lui permet de fabriquer du désir au-delà du besoin, d’engendrer une fièvre consommatrice en la contrôlant, c’est-à-dire en la fixant sur les produits que cherchent à écouler les groupes les plus puissants, et donc en fabriquant les goûts, en uniformisant les envies et les modes de vie, bref en grégarisant les comportements, les envies, les valeurs. Ici je cite Bernard Stiegler : « les industries culturelles forment un système avec les industries tout court, dont la fonction consiste à fabriquer les comportements de consommation en massifiant les modes de vie. Il s’agit d’assurer ainsi l’écoulement des produits sans cesse nouveaux engendrés par l’activité économique, et dont les consommateurs n’éprouvent pas spontanément le besoin. » Bref, le capitalisme ne produit pas que des marchandises, mais aussi du désir et du contrôle de désir, autrement dit de l’appétit pour telle consommation. Là encore, cette situation ne s’accorde pas avec la culture (ses exigences et ses valeurs) qui vise à tout autre chose que cet enfermement du désir sur la possession des choses, sur la seule sphère de l’utilitaire et du consommable (sur « l’avoir » : argent et marchandise) et qui cherche à promouvoir une toute autre individualité, que celle qui résulte de l’uniformisation et de la grégarisation.

Troisième remarque : Désormais chaque français passe en moyenne 4 heures par jour (soit l’équivalent d’une demi - journée de travail) devant son écran de télévision. Cela n’est plus un détail, c’est structurant. Et de ce point de vue, la télévision s’inscrit totalement dans le dispositif dont je viens de parler : elle capte un public pour le transformer en audience, qu’elle vend a des annonceurs, comme l’a si remarquablement expliqué naguère le patron de TF1, Mr Le Lay, à propos du « temps de cerveau disponible que TF1 vend à Coca-Cola ». Ainsi le temps de non travail n’a rien du « temps libre » mais devient un temps captif, une audience, un marché que les chaînes vendent à des publicitaires. C’est l’aspect le plus connu et déjà souvent dénoncé. Mais il en est un autre : les chaînes offrent à tous ce qui était jusqu’alors un privilège : passer à la télé, se voir et être vu à la télé. Sous couvert de ce que les chaînes vendent comme une « démocratisation », voilà les « vrais gens » qui deviennent acteurs d’émissions : public applaudissant au signal dans les spectacles télévisés, participants aux émissions de « télé réalité », invités participants à des talk shows de vie pratique, de difficulté familiale ou sociale, jeux où l’on gagne des millions sans être spécialiste ou compétent, panel devenant le temps d’une émission l’interlocuteur direct et sans intermédiaire de tel ou tel présidentiable, etc… Bref, passer à la télé, ce fantasme de Narcisse, n’est plus inaccessible ou réservé à des gens compétents, instruits, cultivés - sauf pour les journaux télévisés et les émissions spécialisées tardives – mais ouvert à la « vraie vie », ses malheurs, ses bonheurs et ses émotions.

C’est un fait nouveau parce qu’il produit des valeurs qui ne proviennent pas directement des impératifs de l’économie. Certes le discours publicitaire, télévisé ou pas, s’adresse à tous et vise à produire l’achat par le plus grand nombre. Il est évidemment par nature racoleur, séducteur, flagorneur : il vise à faire croire que le client est roi, souverain, libre et sage décideur. Mais ici, dans cette présence du non compétent à la télé, il y a un trait nouveau que les chaines n’hésitent pas à appeler une « démocratisation » : un petit goût de revanche sur la télévision de jadis (réservée au spécialiste, à celui qui parle au nom d’une vérité), un attrait séducteur nouveau (voir des « gens comme n’importe qui » et donc « comme moi » à la télé), un remplacement de l’argument ordonné à une connaissance réputée vraie par l’émotion du vécu accessible et partageable par tous.

On peut donc dire, me semble-t-il, que dans l’imaginaire social, la télévision est en train de venir doubler ce qui était jusqu’alors considéré comme l’unique appareil de légitimation de la réussite (l’école, l’instruction, la culture). Désormais on peut ne rien savoir et « réussir » (dans l’imaginaire) : le fait de ne pas savoir est décomplexé, complaisamment étalé et valorisé [1].

Là encore, la culture ne s’en tire pas mieux, car elle tourne le dos, non à la démocratisation et au « populaire », mais au « populisme » (c’est-à-dire à la nouvelle religion de l’immédiat, du vécu, du spontané, du « vrai » entendu non comme « discours argumenté et qui vise au vrai », mais comme « vraie vie » d’un prétendu peuple, opposée à celle de ses élites, réputée être à l’inverse lointaine, égoïste, mensongère et trompeuse).

J’ai formulé trois remarques. Si je rassemble leurs conséquences quant à la culture, j’obtiens :
a) un désir violent d’oublier les soucis du travail et des angoisses de la vie réelle, donc une volonté forcenée de divertissement ;
b) un désir contrôlé par les industries culturelles, limité au strict consommable, à ce qui se trouve sur le marché (c’est-à-dire aux marchandises et à l’argent) et enfermé dans un présent toujours renouvelé comme présent (afin d’être « de son temps » comme on dit) ;
c) une fierté retrouvée et décomplexée d’être ce que l’on est et d’avoir pourtant droit à la parole et à l’image valorisante et donnant à bon compte une fierté et une estime de soi. Et cela tous les jours et gratuitement (sans débourser un centime, alors que les spectacles, la culture, les arts ont – c’est bien connu – coutent cher !)

Voilà qui dessine un type d’individualité valorisé socialement dont les rapports à la culture sont nouveaux et pour le moins problématiques. Ce type d’individualité peut sans doute rêver de « changer de vie », de changer sa vie et son petit monde, mais peut-il concevoir et se donner les moyens de « changer la vie », selon le mot de Rimbaud, ou de « transformer le monde », selon celui de Marx ? Il est pour le moins permis d’en douter !

Cela devrait donc « interpeller », comme on dit, les politiques ! Ici, il importe de distinguer. La droite se fait très bien à ce régime de l’individualité qu’elle impose à des millions d’individus puisque c’est elle qui le produit. Le travail harassant et la vitrine télévisée, son imaginaire et ses rêves de pacotilles pour le peuple des banlieues, tandis que les enfants bien blancs de la finance et de la bourgeoisie se réservent les places des grandes écoles : tout est dans l’ordre et la comédie sociale peut se poursuivre sans risque ! Un homme comme Sarkozy le confirme chaque jour (il se moque de ceux qui ont lu la Princesse de Clèves et loue ceux qui l’ignorent ; il entraîne avec lui au Vatican comme intellectuel éminent Jean-Marie Bigard ; au lendemain d’une soirée à la Comédie française où il a vu « Juste la fin du monde » de Jean-Luc Lagarce, il laisse paraître dans le Figaro ce point de vue définitif : « si on ne peut plus aller au Français sans s’ennuyer ! »). Ajoutez-y le Fouquet’s, la Rollex, le bling-bling, les milliardaires amis, le « pipole »,etc… on est bien là sur le registre de l’inculture décomplexée, revendiquée fièrement et du désir enfermé dans le registre de l’avoir (il faut « avoir » beaucoup pour « être » pleinement !). Ici tout va dans le sens du vent.

Mais à gauche et singulièrement ici, au Parti communiste, où l’on doit bien avoir encore quelques souvenirs d’une histoire fière et féconde de liens étroits et vivants entre le peuple et le monde des arts et de la culture, entre « la classe ouvrière et les intellectuels » ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que chez les progressistes (disons-le sans distinguer) on nage dans l’ambiguïté et on ne sait pas comment prendre la difficulté : souligner l’importance de la culture sans avoir l’air de « faire la leçon » au peuple, ce qui serait électoralement contre productif, puisque ce serait contraire au langage de la séduction qui est désormais celui que la télévision impose à la politique et qu’elle présente comme une « démocratisation » !

Car les partis vivent au rythme des échéances électorales (il faut bien que les élus soient réélus !) et la télévision où « se joue » désormais l’essentiel de la vie politique nationale impose ses exigences de court terme, d’immédiat, d’émotions. La politique y devient ce que la télévision fait d’elle, ce qu’elle fait de tout ce qu’elle touche – elle est faite pour ça ! - : un discours publicitaire qui cherche à séduire des consommateurs, un discours pour une marchandise qui au fond se résume à cette phrase « regardez comme ce que je vends est bon pour vous » ! », et va parfois jusqu’à la sentence désormais mémorable de Ségolène Royal : « mes idées, ce sont les vôtres ! » (ou comment tenter de faire passer pour le fin du fin de la démocratie participative le slogan d’un représentant de commerce).

Le problème est bien là : il arrive que les politiques qui vivent dans l’urgence du jour le jour, au rythme du présent sans cesse revu de l’actualité, renoncent aux contradictions du long terme et parent au plus pressé ! Ils se persuadent donc que le système dominant fonctionne sans faille et que des millions d’individus se reconnaissent sans broncher dans le miroir déformant qu’il leur tend, qu’ils endossent non seulement sans broncher mais avec joie le type d’individualité auquel on entend les réduire. Bref, les politiques réservent leurs discours sur « les enjeux cruciaux et l’importance tout à fait considérable de la culture » aux cultureux, et à l’intention des autres, ils en rajoutent dans le « pipole » (« voyez les stars et les champions connus qui me soutiennent ! ») dans le populisme et l’anti-élitisme (« combien y a-t-il de gens habitant la commune dans ton théâtre ? » demandent-ils au directeur de salle). Et dans leurs agendas personnels, pas de place pour les artistes, mais bien plutôt pour le stade de France !

Et pourtant combien sont-ils aujourd’hui dans la population à flairer le piège ou tout au moins ressentir amèrement au plus profond d’eux-mêmes la comédie peu reluisante qu’on entend leur faire jouer. Et si l’on se décidait – enfin ! – à leur parler de l’histoire et de l’avenir de l’émancipation humaine, de leur dignité d’êtres humains qu’on blesse dans le travail, qu’on blesse dans le temps vide qu’on leur réserve et qui est le contraire d’un « temps libre », qu’on blesse dans la farce politique consumériste télévisée qui est à l’opposé d’une authentique pratique de la citoyenneté, qu’on blesse dans le show-bizz et ses paillettes qui n’engendrent que des rêves courts sur pattes et totalement inoffensifs pour le système en place (puisque totalement inscrits dans ses valeurs) !

Mais pour parler de l’émancipation et de la dignité des êtres humains, il faudrait renoncer à l’économisme dominant qui est la philosophie majeure du capital, qui ramène tout à l’emploi et au salaire et qui a envahi la politique, même à gauche ! Mais ceci est encore une autre histoire qui nous entraînerait trop loin aujourd’hui !

Bernard Vasseur est philosophe.

Notes :

[1Sur ce point on nous permettra peut-être un souvenir personnel. Dans les années soixante (1960, donc avant le Pasteur Martin Luther King), on disait couramment au « jeune » que j’étais alors : « regarde les noirs, ils sont faits pour courir (les grands sprinters noirs américains), pour le sport, pour la musique (les grosses lèvres d’Armstrong sont faites pour sa trompette), pour la danse (les noirs dansent tout le temps quand un chef blanc vient les voir en Afrique) ». Bref, les noirs c’était « le corps » (son agilité, sa souplesse), à l’exception du cerveau (l’intelligence conceptuelle, les sciences, le savoir) qui était lui chasse gardée des blancs. Et moi je protestais contre ce « racisme honteux » ! Ce discours est-il aujourd’hui révolu ? Pas du tout, il s’est adapté, banalisé, tenu pour très correct. Zidane et Thierry Henry (et les « grands » footballeurs blacks ou bronzés en général) sont des « icones » proposées aux jeunes de banlieue comme « modèles » (se faire beaucoup d’argent sans réussir à l’école), et le passage à la télévision (indice de célébrité, en lieu et place de la réussite scolaire) se limite toujours à des domaines très étroits : hip hop et danses urbaines, rap et musiques du moment, humour (le fameux rire permanent : Djamel et ses copains,…). Bref, on continue de distiller toute une mythologie de la réussite par le corps sans cerveau, qui vise à faire tenir tranquilles les banlieues (« on peut s’en sortir et devenir célèbre même si on glande à l’école : avec son corps ! ») et qui laisse les grandes écoles aux blancs (d’ailleurs impossible à un français blanc de citer un seul nom de grand savant noir !). La télévision (les images permettent de montrer les corps, pas les « esprits » ni les arguments) et le « passage à la télé » comme critère de réussite et de célébrité continuent plus que jamais de fonctionner au racisme quotidien et à la légitimation pleutre et sournoise du système dominant de soumission sociale.


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