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Changer le travail pour transformer la société ! Oui mais quels changements pour quelle société ?
Guy Carassus a lu « Changer le travail pour changer de société », publié par la Fondation Jean Jaurès.

A partir de la lecture critique d’une étude dont l’intérêt de départ réside dans la centralité conférée à l’entreprise, à la crise du travail dans la crise globale et donc du rapport entre transformation du travail et de son organisation pour la transformation de la société, de quelle transformation parle-t-on ? s’interroge Guy Carassus. Quels en sont les ressorts, les finalités et la places des salariés ? Questionnement fondamental, récurrent, qui prend ici une vigueur renouvelée à travers le questionnement sur le travail, ses conditions et ses finalités.

Voilà un ouvrage qui se détache dans la production livresque habituelle sur le thème du travail. La raison principale de cette appréciation porte, à mes yeux, sur la manière dont les auteurs [1] de ce livre situent les enjeux de l’entreprise comme un enjeu pour l’ensemble de la société. A savoir, transformer le contenu et l’organisation du travail pour transformer toute la société. Mais pas sûr qu’ils s’en donnent tous les moyens. Entrons dans le vif du sujet.

Les postulats de départ des auteur.e.s de « Changer le travail pour changer de société » [2] tiennent en quelques forts présupposés que l’on peut résumer ainsi : la crise du travail n’est pas la résultante de la crise globale mais une de ses composantes essentielles. Trois causes majeures sont identifiées : les activités professionnelles ont perdu leur fonction émancipatrice (renforcement de la subordination sous l’égide d’un fordisme perpétué), elles ont vu disparaître les valeurs de solidarité et d’égalité (méritocratie et déshumanisation dans les relations interpersonnelles) et elles sont devenues un lieu d’effondrement de l’éthique (des dirigeants font passer intérêt particulier avant l’intérêt général). En conséquence, le travail va mal et les salarié.e.s aussi. A partir de cette analyse, les auteur.e.s de ce livre font l’hypothèse d’une crise du travail qui se diffuse dans toute la société et vient nourrir la crise démocratique dont la vie politique pâtit au premier chef.

Pour en sortir, ils préconisent une nouvelle offre politique qui suppose de changer le travail (fin du travail prescrit -à laquelle quelques entreprises « libérées » s’essaieraient- pour libérer les potentialités de créativité, d’autonomie et de coopération des salariés) pour en faire un levier de changement de la société. Il s’agit, en quelques mots, de lui redonner des finalités d’épanouissement et de développement personnel, de favoriser et de mobiliser de véritables collectifs de travail, d’orienter les technologies numériques vers des usages émancipateurs pour conjurer les risques de nouvelles aliénations qu’elles peuvent présenter. Le fer de lance opérationnel de ce changement dans le travail et - on le suppose – concomitamment dans la société, sera « un management innovant », porteur de changement organisationnel et reposant sur la mise en place d’instances de discussion sur le travail et son contenu. Tout en maintenant un lien de subordination certes renouvelé mais confirmé...

A cet instant, une ombre passe. Celle d’une myriade de rapports sur le travail qui ont préparé la voie à la réforme du code du travail -dans ce livre, avec quelques prudences, un satisfecit est décerné à la loi El Khomri, fortement inspirée par le rapport Combrexelle [3] - vendue sous l’égide d’un progrès de la négociation collective « au plus près des salariés ».

Après avoir situé les enjeux sur un terrain primordial « Le travail authentique est une activité créatrice d’humanité au travers l’émancipation qu’il apporte et la double ouverture qu’il permet (à l’autre et à la nature)... » [4], les auteurs donnent le sentiment de caler sur l’ampleur et les moyens à mobiliser pour changer le travail et la société. Pourquoi ? Ne serait-ce pas parce qu’une dimension fondamentale des rapports sociaux instaurés dans les entreprises a été ignorée et, avec elle, toutes ses conséquences sur le contenu du travail comme sur ces objectifs ? Une dimension systémique de nature à obérer toute visée de changement social à portée émancipatrice ?

De mon point de vue, ce qui laisse clairement entendre qu’il faut répondre par l’affirmative à ces questionnements est la totale occultation dans ce livre du rapport capital/travail – il n’en est jamais question sous une forme ou sous une autre. Non pour renvoyer sur un terrain économiciste -duquel les auteurs semblent vouloir se tenir à l’écart- mais pour prendre toute la dimension d’un rapport social structurant pour l’entreprise et la société. Un rapport de classe. Car le capital pour Marx, il faut s’en souvenir, n’est pas qu’une accumulation d’argent, pièce maîtresse dans l’économie capitaliste. Il est aussi -et peut-être surtout- un rapport social d’exploitation et de domination qui recherche la mise en valeur de la valeur accumulée et qui l’obtient -pour s’en tenir à cet aspect- par un accroissement de la productivité du capital qui tend contradictoirement à restreindre, voire à exclure en certains cas, le facteur humain du procès de production de cette valeur. Dès lors, comment parvenir à transformer le travail dans une visée de développement humain de tous, respectueux de la nature, si la base des rapports sociaux -pas simplement les relations interpersonnelles à l’intérieur de rapports sociaux systémiques- tend contradictoirement à s’y opposer ? Comment instaurer une société de citoyennes et de citoyens libres et égaux quand son socle productif dominant repose sur la structuration de l’inégalité entre les personnes et sur la subordination à des élites ? Mission impossible, selon moi ! Seuls pourront accéder à des degrés de développement celles et ceux dont les fonctions professionnelles, orientées par la recherche du profit, entreront dans un champ d’activités économiques compatibles avec les critères de rentabilité [5]. Les autres devront sans doute se contenter de ce que l’on désigne aujourd’hui, selon une expression qui fait florès, de « développement personnel » dans une société inégalitaire...

Au fond, cette impasse sur une analyse de l’impact du néolibéralisme dans les entreprises -qu’accompagne les politiques gouvernementales ad hoc- quant à ses effets sur le contenu du travail et ses objectifs, comme sur les outils du travail (les technologies numériques) qui prolongent désormais main et cerveau, introduit un biais idéologique aux conséquences funestes pour les réponses politiques qu’il faut envisager. Elle permet de laisser intacte une des bases principales de laquelle sourd les maux du travail qui affectent une société baignée tout entière « dans les eaux glacées du calcul égoïste » [6]. Du coup, la transformation dont ils se revendiquent a de fortes chance de se révéler n’être qu’une adaptation des rapports sociaux dans l’entreprise -poussée par les aspirations des salarié.e.s et par le déploiement des technologies numériques- sans en bouleverser les fondements systémiques actuels pourtant mis en cause. A mes yeux, l’appel au management, ne pourrait être, volens nolens, qu’une instrumentalisation de plus de leur fonction propre. Il ne peut s’agir ici de résoudre une question politique qui relève d’un renversement de paradigme -faire du développement des capacités d’interventions humaines la première forces productives- dans la conduite des activités économiques -et au-delà- par un substitut socio-professionnel. Faire du travail un espace d’émancipation humaine et d’épanouissement personnel au service de l’intérêt général et du bien commun exige et exigera de faire appel à l’intervention de tous les salariés au sein de leur entreprise, dans le cadre d’un processus autogestionnaire. Emprunter un tel chemin n’ira pas sans conflits et sans luttes. C’est pourquoi, un des enjeux stratégiques pour donner force politique à un mouvement transformateur dans l’entreprise et dans la société est la promotion de la puissance d’agir et de penser des salarié.e.s dans leur diversité. Viser l’émancipation n’implique-t-il pas d’explorer au présent les voies de l’émancipation humaine ?

Guy Carassus est membre du Conseil scientifique de la Fondation Gabriel Péri

Changer le travail pour changer de société, paru aux éditions de la Fondation Jean Jaurès

A lire également sur cet ouvrage, la critique de Laurent Etre.

Notes :

[1Ce livre collectif a été rédigé par deux cadres supérieurs, un consultant et deux professeurs du Conservatoire National des Arts et Métiers.

[2Changer le travail pour changer de société, de Marc Deluzet et de quatre autres auteur.e.s, paru aux éditions de la Fondation Jean Jaurès.

[3Jean-Denis Combrexelle, ancien directeur général du travail, auteur d’un rapport commandé par le 1er Ministre d’alors, Manuel Valls, et intitulé « La négociation collective, le travail et l’emploi », qu’il a remis en septembre 2015.

[4Changer le travail pour changer de société, p30.

[5Certaines organisations de la sphère de l’économie sociale et solidaire peuvent échapper -au prix de gros efforts- à cette logique systémique car nombre d’entre-elles doivent se situer sur un marché concurrentiel, de gré ou de force.

[6Manifeste du parti communiste », Bourgeois et prolétaires, Marx et Engels.


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