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« Avec ce mouvement, la jeunesse réintègre la société »
Entretien avec le sociologue Olivier Galland

La réforme des retraites suffit-elle à expliquer la mobilisation des jeunes ?

Je pense que c’est plutôt l’occasion d’exprimer quelque chose d’autre. Si l’on regarde les récentes mobilisations des jeunes, elles portaient sur des sujets qui les concernent directement, comme le contrat premier embauche (CPE) ou la réforme Darcos du lycée. Il y a eu, venant d’une autre jeunesse, le mouvement 2005 des banlieues, qui était l’expression d’un sentiment profond d’exclusion et une demande de reconnaissance. Les retraites, cela paraît très loin de tout cela. Comment se projeter quarante ans en avant, d’autant qu’on ignore ce que sera alors le système des pensions ? Il y a tout de même eu un mot d’ordre qui a fait mouche chez les jeunes : l’idée que si les vieux travaillent plus longtemps, il n’y aura plus d’emploi pour eux - une croyance très ancrée en France, même si de nombreux économistes ne la jugent guère fondée. Cela renvoie à une préoccupation clé des jeunes : trouver du boulot au sortir des études. Malgré tout, je ne crois pas que cela soit le fond du problème.

Il existe un malaise plus profond ?

Oui, mais je ne crois guère à la thèse de la génération sacrifiée. D’après moi, les jeunes ont plutôt de grandes difficultés à entrer dans la vie adulte et à s’insérer socialement. La génération sacrifiée signifie que les jeunes entrent dans la société avec un handicap qui va les accompagner toute leur vie. Selon moi, il y a plutôt un problème de classe d’âge, une crise latente d’intégration de la jeunesse, qui se joue sur deux terrains essentiels : l’école et le marché du travail. Le système éducatif français est pensé avec l’obsession de la sélection des élites. Si on arrive à mettre quelques enfants d’ouvriers à Polytechnique ou à l’ENA, on estime avoir rempli les critères d’équité. C’est absurde. Le problème est plutôt que les 700 000 jeunes en filière professionnelle - contre 70 000 dans les classes prépas - réussissent leur CAP ou leur bac pro. Le système est aussi une grande machine de classement scolaire, sur des critères académiques, qui sera le décalque du classement social et de l’accès à la hiérarchie des emplois. L’idée est d’écrémer pour garder les meilleurs. Les autres sont éjectés vers des filières au rabais. On élimine et on génère une peur de l’élimination chez les jeunes. Le système ne parvient pas à construire l’estime de soi chez les jeunes, la clé de la réussite. En plus, cette sélection se fait sur une base très académique, avec un clivage croissant entre cette culture scolaire et la culture des jeunes. On assiste ainsi à une rupture entre la jeunesse et l’école, qui est très inquiétante.

Le marché de l’emploi n’est guère plus accueillant…

Là encore, les jeunes Français ont plus de difficultés que d’autres Européens, avec depuis vingt ans, un taux de chômage de 15 à 20%. En plus, la flexibilité de l’emploi - les CDD, l’intérim, etc. - s’est accrue, presque exclusivement chez les jeunes. On se retrouve avec un marché du travail où les jeunes sont la variable d’ajustement. Mais il ne faut pas noircir à l’excès. Après souvent plusieurs années de galère, à 30 ans, 70% à 80% occupent un CDI. Si l’on ajoute un marché du logement très tendu, les jeunes ont le sentiment d’appartenir à une société qui ne fait que leur entrebâiller la porte. Tout cela crée de l’angoisse devant l’avenir.

Comment interpréter la solidarité des jeunes avec les salariés ?

D’après moi, il y a une crise d’identité française face à la mondialisation qui inquiète les Français plus que les autres. Dans les enquêtes internationales, ils la considèrent comme une menace pour l’emploi, pour le modèle social et l’Etat protecteur auxquels les Français, notamment les jeunes, sont très attachés. La crise financière a accentué ce sentiment et a aiguisé l’anticapitalisme qui a gagné une partie de la jeunesse.

Ces jeunes que l’on présente comme individualistes sont donc politisés ?

Dans les enquêtes sur les valeurs européennes menées tous les neuf ans, la livraison de 2008 a montré une nette remontée de la politisation des jeunes, ainsi que de la radicalité. En 1999, 7% se situaient à l’extrême gauche. Aujourd’hui, ils sont 13%. A la question sur les changements souhaitables dans la société, ils sont par ailleurs 24% à se dire aujourd’hui en faveur de « changements radicaux par une action révolutionnaire », contre 6% en 1990. Nous sommes peut-être à un changement de cycle dans les attitudes politiques. Dans les années 90, la tendance était plutôt à la dépolitisation, même si les jeunes participaient beaucoup à des actions protestataires. Mais il y avait un retrait de l’action politique classique - le vote, l’adhésion à des partis, etc. Politisation et radicalité ne concernent pas les mêmes catégories. Les jeunes politisés sont plutôt éduqués, les radicaux ont un niveau d’études plutôt bas. Si ces deux jeunesses s’amalgamaient, cela pourrait faire des dégâts.

Les violences n’en sont-elles pas des prémices ?

Il est sûr qu’au départ, ce mouvement concerne plutôt les jeunes éduqués, et pas tellement les jeunes de banlieue, les déscolarisés, les chômeurs ou ceux vivant de petits boulots. Mais on commence à voir apparaître aux franges du mouvement une autre jeunesse. Il est possible que ce soit cette seconde jeunesse plus radicale. On a vu en 2005 qu’elle pouvait s’exprimer de manière violente. On ne peut exclure qu’il y ait un amalgame. Le mouvement prendrait alors un tour plus violent. Mais c’est très difficile de le prévoir. Il pourrait suffire d’une étincelle. Surtout que les problèmes de fond à l’origine de 2005 n’ont pas été résolus - la ghettoïsation et la marginalisation d’une partie de la jeunesse.

Que pensez-vous des accusations de manipulation ?

Lorsqu’un mouvement prend une telle ampleur, il est difficile de soutenir qu’il est manipulé. Mais il ne faut pas non plus se voiler la face : il y a des organisations, notamment de jeunes plutôt à gauche, qui ont des objectifs politiques. Ici, le gouvernement a fait une vraie erreur de communication et montré qu’une grande partie de la classe politique avait une image très datée de la jeunesse. Ils la considèrent comme une minorité irresponsable qui n’a pas à participer au débat public. Cela a exaspéré, à juste titre, bon nombre de jeunes.

Comment percevez-vous le rôle des réseaux sociaux sur Internet ?

Il y a un côté festif, apéro géant dans le mouvement. Cela renvoie à un trait très fort de la culture adolescente actuelle : la valorisation de l’être ensemble et du partage collectif des émotions. Il y a ici un paradoxe. On assiste à un repli identitaire de la jeunesse, avec une culture un peu à part du reste de la société et la volonté de rester entre pairs. Mais avec ce mouvement, elle réintègre la société.

Voyez-vous des ressemblances avec Mai 68 ?

Ça me semble assez éloigné. En mai 68, il y avait quelque chose qu’il n’y a pas du tout aujourd’hui : l’utopie, l’idée que l’on pouvait transformer de fond en comble la société. Il y avait aussi un conflit de générations très fort, notamment à propos des moeurs.
Aujourd’hui, c’est le contraire : les jeunes vont manifester pour la retraite des vieux, ce qui semble parfois surréaliste. Comment en sortir ? A droite comme à gauche, beaucoup de politiques semblent en avoir conscience : il faudra renouveler le pacte social avec la jeunesse, en réformant l’école et le marché de l’emploi. Mais ce sera compliqué.

Entretien paru dans Libération du 21 octobre 2010

Olivier Galland est l’auteur de Les jeunes Français ont-ils raison d’avoir peur ? éd. Armand Collin, 2009, 16,70 euros.


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