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Avec Gramsci, par-delà Marx et par-delà Gramsci
Un texte essentiel de Domenico Losurdo

Ce texte qui date de 1997 a été publié dans la revue Nouvelles FondationS 3/2007 (n° 7-8), revue éditée à l’époque par la fondation Gabriel Péri. Il s’agit d’une traduction de l’article Con Gramsci oltre Marxe oltre Gramsci, Critica marxista, n° 5-6, 1997.

Pourquoi, malgré la défaite du « socialisme réel » et la conclusion du cycle historique dans lequel il convient de le situer, Gramsci fait-il encore preuve d’une si grande vitalité et d’un tel pouvoir de suggestion qu’il fait l’objet de lectures et de discussions même dans des milieux politiques bien éloignés du marxisme et du communisme et dans des contextes culturels et géographiques très distants par rapport à l’Italie ?

Il en est qui essaient parfois de détacher cet auteur extraordinaire de l’histoire tragique du communisme du XXe siècle, mais cette approche risque de nous égarer. En tant que penseur déjà, Gramsci indique clairement qu’il a bien appris la leçon de Hegel et de Marx : philosopher équivaut à penser conceptuellement son temps ; élaborer une pensée et un projet d’émancipation équivaut à tracer un bilan historique des mouvements d’émancipation qui se sont manifestés et développés concrètement. Mais Gramsci n’a pas été seulement un penseur, il a été également un dirigeant communiste de premier plan : il ne peut pas être vu comme une sorte de Horkheimer ou d’Adorno italien engagé dans la construction d’une théorie critique sans rapport ou avec un rapport exclusivement polémique à l’égard du mouvement communiste et du « mouvement réel » de transformation de la société. Le problème de l’unité entre intellectuels et conscience commune est absent de l’école de Francfort. Celle-ci reprend idéalement les positions d’Érasme auquel les Quaderni del carcere (Cahiers de prison) opposent Luther de façon répétitive et positive. Loin de posséder la finesse et la culture du grand humaniste, le grossier réformateur met en route cependant un processus de transformation tumultueuse : il exprime dans sa rusticité le travail de l’accouchement d’une société nouvelle ; certes, l’ancien monde apparaît plus brillant et plus net, mais il s’agit de la splendeur d’une civilisation fondée sur l’exclusion et qui est proche de sa fin.

La Réforme n’est pas seulement un événement historique concret, elle constitue également la métaphore de la révolution d’Octobre et du processus révolutionnaire en tant que tel. En raison de sa défense acharnée de l’« ordre nouveau », dans les différentes configurations qu’il a assumées au fur et à mesure dans le cours de l’histoire, Gramsci pourrait être considéré comme l’antagoniste de Nietzsche. En pourchassant dans ses origines les plus lointaines la modernité et la révolution, Nietzsche oppose à chaque étape de cette catastrophique parabole la plus grande richesse culturelle et le plus grand équilibre de l’Ancien Régime, chaque fois renversé. Comparé à Voltaire ou à Montaigne, Rousseau est bien peu de chose ; de même Luther si on le compare à Érasme et à la Renaissance ; vis-à-vis en outre des auteurs de l’Antiquité classique, Jésus et les « agitateurs chrétiens […] appelés Pères de l’Église » sont comme « l’armée du Salut anglaise » par rapport à Shakespeare et « aux autres “ païens” qu’il prétend combattre ». Ce n’est pas sur le seul plan proprement culturel que les représentants de l’Ancien Régime se révèlent supérieurs aux représentants du nouveau, inévitablement grossiers et fanatiques, mais aussi sur un plan moral. La manière dont Nietzsche décrit le contraste entre la « romanité » et le christianisme a une valeur de paradigme et d’exemple : d’un côté, Pilate, qui déclare ne pas savoir ce qu’est que la vérité, de l’autre, Jésus, qui prétend s’identifier avec cette vérité ; d’un côté, la « tolérance noble et frivole » de Rome, dont le centre « n’est pas la foi mais la liberté de la foi », et de l’autre, l’« esclave » qui « veut l’inconditionnel et comprend uniquement la tyrannie, même dans la morale ». Peu enclin aux distinctions ou aux justifications, Nietzsche trace une ligne de continuité entre le fanatique Credo quia absurdum de Tertullien et des chrétiens qui attendent le Jugement dernier, et la foi, également fanatique, du mouvement socialiste dans la palingénésie sociale. Gramsci est pleinement conscient du fait que l’ordre ancien peut exprimer un « chant du cygne » parfois « d’une splendeur admirable ». Et les différentes configurations de l’Ancien Régime, renversé par les vagues successives de la modernité et de la révolution, semblent avoir trouvé chez Nietzsche un chant du cygne extraordinairement séduisant. Mais pas pour Gramsci, qui continue de se ranger du côté de l’« ordre nouveau » dont il ne sous-estime et ne cache pas cependant les difficultés ni les aspérités redoutables. En saluant la révolution d’Octobre, il souligne qu’au début celle-ci ne produira que « le collectivisme de la misère et de la souffrance ». Mais cela n’est quand même pas l’aspect principal. Gramsci s’engage dans un effort de compréhension sympathique de l’ordre nouveau, même quand, aux yeux d’un observateur superficiel et ignare de la terrible complexité du processus historique et révolutionnaire, il semble trahir les raisons mêmes de sa naissance. La page dédiée en 1926 à l’analyse de l’Union soviétique et d’un phénomène « jamais observé dans l’histoire », est extraordinaire : une classe politiquement « dominante » se retrouve « dans son ensemble » dans des « conditions de vie inférieures à certains éléments et certaines couches de la classe dominée et assujettie ». Les masses populaires, qui souffrent toujours d’une vie de privations, sont désorientées à la vue du spectacle du « nepman en fourrure qui dispose de tous les biens de la terre » ; cela ne doit pas, cependant, être un motif de scandale, voire de rejet, car le prolétariat, de même qu’il ne peut pas conquérir le pouvoir, ne peut même pas le conserver s’il n’est pas capable de sacrifier les intérêts particuliers et immédiats aux « intérêts généraux et permanents de sa classe ».

Cependant, la conscience de la complexité exceptionnelle du processus de construction du nouvel ordre ne se traduit pas par un aplatissement a-critique et « justificateur » sur la configuration assumée par l’ordre nouveau dans un contexte historique déterminé. Si, d’un côté, Gramsci comprend les raisons de l’état d’exception qui pèse sur la Russie soviétique, de l’autre, il ne perd jamais de vue l’héritage de la précédente tradition culturelle et politique, des conquêtes du libéralisme et de la démocratie que le socialisme doit savoir assumer. Le thème de l’héritage est étroitement soudé avec le thème de la démocratie socialiste. Nous faisons ainsi un pas en avant sur le chemin qui nous mène à la compréhension de la vitalité permanente de notre auteur, qui n’est certainement pas le seul qui se pose le problème du rapport entre socialisme et démocratie. Reste donc à expliquer pour l’essentiel la position privilégiée de Gramsci dans le cadre du marxisme du xxe siècle. Il convient déjà de se souvenir que l’Italie de cette époque constitue un sommet du débat philosophique et politique et pas seulement par la présence de Croce et de Gentile. Il suffit de penser à Gaetano Mosca, Vilfredo Pareto et Roberto Michels, les élitistes qui ont élaboré ou contribué considérablement à élaborer la théorie de la démocratie qui est à présent la théorie dominante. Ce sont eux les auteurs qui précèdent Schumpeter quand il définit la démocratie en tant que leadership compétitif garanti par le marché politique. Toute idée d’émancipation et de participation populaire au pouvoir est absente de la définition de ce régime politique. De même que le marché économique permet aux consommateurs de choisir librement parmi différents produits, le marché politique permet aux consommateurs électeurs de choisir librement parmi différents leaders et différentes élites. L’alternance des élites ne se discute même pas et, par rapport à ces élites, les masses populaires demeurent une « multitude infantile » qu’il est possible de gouverner et de contrôler à travers des instruments de communication et de manipulation toujours plus puissants et irrésistibles.

On pourrait dire que toute la réflexion philosophique et politique chez Gramsci est une tentative de répondre au défi représenté par l’élitisme et par la théorie élitiste de la démocratie. C’est une théorie qui célèbre ses triomphes à l’occasion de la Première Guerre mondiale. Face à l’attitude hostile et d’extrême méfiance des masses populaires vis-à-vis de la participation à la guerre, des représentants de premier plan de l’Italie libérale de l’époque invoquent ouvertement une « minorité audacieuse et géniale » capable de prendre « à la gorge et d’entraîner cette masse de mulets et de lâches vers une mort en héros ou une victoire en triomphateurs ».

L’auteur de cette phrase est Guido Dorso. Plus tard, en 1920, Pareto dresse un bilan assez significatif. Avant la guerre, observe-t-il, l’on disait que « les prolétaires et tout particulièrement les socialistes l’auraient empêchée par la grève générale ou par un autre moyen. Après de si beaux discours, nous avons eu la guerre mondiale. On n’a pas vu de grève générale ; bien au contraire, dans les différents Parlements, les socialistes ont approuvé le budget de la guerre ou, du moins, ne s’y sont pas trop opposés » et, par conséquent « le précepte du maître [Marx] : “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !” s’est trouvé implicitement transformé en un autre : “ Prolétaires de tous les pays, entretuez-vous” ». L’écroulement presque total de la discrimination censitaire et l’avènement de la démocratie n’auront pas entraîné la conquête d’une subjectivité politique autonome de la part des masses populaires ; la décision avait appartenu aux élites. Leur « circulation » et leur alternance étaient la trame éternelle du processus historique. Le bilan que dresse Gramsci de la tragédie de la Première Guerre mondiale est diamétralement opposé : il s’agit de faire en sorte que le « peuple travailleur » ne demeure pas dans la condition de « proie à la merci de tous », de simple « matériau humain », de « matière brute pour l’histoire des classes aisées ». Cette condition ne sera pas dépassée aussi longtemps que les classes subalternes continueront à être une « masse amorphe qui ondoie de manière permanente en dehors de toute organisation spirituelle ».

Cependant, cette « organisation spirituelle » et politique se présente comme un processus qui peut être interrompu et cassé à l’initiative de l’élite dominante, laquelle peut coopter en son sein les éléments les plus capables et les plus dangereux des classes subalternes. Ainsi s’explique, d’après Pareto, l’évolution du « socialiste “ intellectuel” et transformiste », Bissolati, qui, à l’occasion de la guerre de la Libye et ensuite du premier conflit mondial, s’approprie des mots d’ordre colonialistes et interventionnistes de la bourgeoisie. L’on comprend dès lors le problème autour duquel tournent en particulier les Quaderni del carcere : comment empêcher l’élite dominante de décapiter, idéologiquement et politiquement, le mouvement d’émancipation des classes et des peuples maintenus dans des conditions subalternes par le système dominant ? Ces décapitations se révèlent aisées aussi parce que, généralement, dit Pareto, les mouvements révolutionnaires des « couches inférieures » sont « menés par des individus des couches supérieures ». Et, une nouvelle fois, Gramsci se bat de manière à la fois rigoureuse et passionnée avec les problèmes soulevés par le théoricien génial de l’élitisme : comment éviter que pendant les « grands “ tournants” historiques », les intellectuels « qui se sont formés » sur le « terrain » du mouvement ouvrier ne reviennent vers les « classes intermédiaires traditionnelles » dont ils proviennent ?

En plus de coopter au sein des classes subalternes des personnages rusés, capables de suborner les masses par la ruse et par les promesses afin de consolider davantage son pouvoir, l’élite dominante devrait, d’après Pareto, réussir également à recruter des éléments pourvus d’« instincts belliqueux » : au fond, « la société romaine a été sauvée de la ruine par les légions de César et par celles d’Octave » (d’origine populaire), voire par les « Barbares » eux-mêmes. Par conséquent – c’est la conclusion du théoricien de l’élitisme –, « il se pourrait également que notre société soit à l’avenir sauvée de la décadence par ceux qui seront en ce temps-là les héritiers des syndicalistes et des anarchistes de notre temps » ; ces transfuges de la gauche et du mouvement ouvrier seront appelés à défendre l’ordre existant, même par des « actes énergiques » et à agir comme des « soldats », des « agents de police », des « braves des siècles passés ».

Maintenant, il faut se tourner non plus vers Bissolati mais vers Mussolini et les anarcho-syndicalistes qui passent au nationalisme et au fascisme, un phénomène auquel les Quaderni del carcere réservent une attention considérable pour montrer la très grande difficulté pour le prolétariat d’avoir une classe d’intellectuels et de dirigeants qui lui soit liée de manière stable et organique. Par ailleurs, c’est Mussolini lui-même qui se vante en 1919 et en 1924, dans sa parabole idéologique et politique, d’être un « hérétique » expulsé de l’« Église orthodoxe » du socialisme au sein de laquelle il avait lui-même le premier, dans sa jeunesse, introduit la leçon de Blanqui. Non seulement Gramsci condamne le « blanquisme de cet épileptique », mais il exprime également un jugement global : « Le blanquisme, dans sa matérialité, peut être aujourd’hui subversif, demain réactionnaire, mais jamais révolutionnaire. » L’article, publié dans L’Ordine Nuovo du 22 juin 1921, est intitulé « Subversion réactionnaire ».

La subversion n’est pas en soi synonyme de révolution et ou de renouvellement. Les Quaderni del carcere attirent l’attention sur le fait que « les phrases de “rébellisme”, de “ subversivisme”, d’“ anti-étatisme” primitif et élémentaire » sont des expressions « apolitiques » et, partant, de renoncement, d’acceptation ou d’intériorisation d’une situation subalterne. En réalité, « une faible compréhension de l’État veut dire une faible conscience de classe ». Une classe subalterne fait la preuve de sa maturité pour la conquête du pouvoir uniquement quand elle prouve sa capacité de bâtir concrètement un « ordre nouveau ». Nous commençons à entrevoir ici le caractère original de la pensée de Gramsci et de son positionnement dans le cadre de la tradition marxiste. L’attention pour le problème de la démocratie, qui n’était certainement pas étrangère à Marx, Engels ou Lénine, n’est pas la seule à définir cette originalité. Cependant, chez ces derniers auteurs, le problème de la démocratie se présente parfois même avec force, mais pour disparaître aussitôt. Avec le dépassement des antagonismes de classe et des classes sociales, l’État est destiné à disparaître et, avec lui, la démocratie qui est elle-même une forme d’État. Derrière cette thèse, c’est-à-dire derrière l’illusion de Marx et d’Engels, campe un bilan historique dramatique. En France, la Ire République née de la Révolution de 1789 se transforme en dictature et ensuite en empire (Napoléon Ier) ; la IIe République, issue de la révolution de 1848, cède la place à la dictature bonapartiste de Napoléon III. En ce qui concerne l’Angleterre, lorsqu’elle connaît une situation de crise, la classe dominante procède aisément à la suspension de l’habeas corpus et des garanties constitutionnelles et soumet à une sorte d’état de siège permanent l’Irlande rebelle aux dominations impériales britanniques. Par conséquent, dès lors que se manifeste ou s’annonce une situation de crise, l’État libéral et démocratique n’a aucune difficulté à se transformer en dictature ouverte, voire terroriste. À plus forte raison, cette conclusion s’applique à Lénine. Avec l’éclatement de la Première Guerre mondiale, le dirigeant bolchevique voit également les États marqués par la tradition libérale la plus consolidée procéder à une mise en coupe réglée de la population pour se transformer en autant de Molochs sanguinaires qui, par le recours à la loi martiale, aux pelotons d’exécution et, dans certains cas, à la pratique de la décimation, imposent un sacrifice de masse à leurs citoyens sur l’autel de la volonté de puissance et de la domination impérialiste.

Bien qu’elle soit compréhensible dans sa genèse historique et psychologique, la thèse de l’extinction de l’État semble déboucher sur la vision eschatologique d’une société dépourvue de conflits et, par conséquent, ne nécessitant pas de normes juridiques capables de les limiter et de les réglementer. Marx et Engels qui, avec une oscillation significative, évoquent parfois l’abolition ou le dépérissement de l’État en tant que tel, et à d’autres moments, celui de l’« État dans le sens politique », c’est-à-dire du « pouvoir politique proprement dit », semblent par moments se rendre compte du caractère abstrait et utopiste de leur mot d’ordre. Par ailleurs, toujours d’après leur analyse, en plus d’être un instrument de la domination de classe, l’État est également une forme de « garantie réciproque », d’« assurance réciproque » entre individus de la classe dominante. On a du mal à comprendre alors pourquoi, après la disparition des classes et de la lutte de classe, cette « garantie » ou « assurance » à donner aux différents membres d’une communauté unifiée deviendrait superflue.

En tout cas, l’attente de la disparition de tous les conflits et de celle de l’État et du pouvoir politique en tant que tel rend impossible la solution du problème de la transformation démocratique de l’État issu de la révolution socialiste ; cette attente favorise l’émergence ou la permanence d’une attitude faite de « subversivisme » banal et brouillon, incapable de donner du concret et de la stabilité à l’émancipation des classes subalternes.

Gramsci apparaît plutôt critique vis-à-vis des tendances anarchiques et messianiques. Le socialisme est vu par l’Ordine Nuovo non pas comme un début du processus d’extinction, mais comme la construction de « l’État social du travail et de la solidarité » ; et ça ne peut pas être autre chose puisque « il n’y a de société que dans le cadre d’un État ». Il s’agit, selon les Quaderni, de trouver une forme d’organisation de la société qui, en dépassant tout antagonisme de classe, soit capable de se passer de l’appareil de répression construit dans la perspective de la guerre de classe à l’intérieur et de la confrontation armée avec d’autres classes exploiteuses concurrentes au niveau international. Mais cette forme d’organisation de la société communiste est, elle-même, une forme d’État : « On peut imaginer le dépérissement de l’élément État-coercition au fur et à mesure que s’affirment d’autres éléments de plus en plus conséquents d’une société réglementée (État étique ou société civile). » Naturellement, les déclarations qui vont dans un sens différent et contrastant, qui évoquent une « disparition » de l’État et la « résorption de la société politique dans la société civile » ne manquent pas ; il faut se souvenir toutefois que, pour Gramsci, la « société civile […] est elle aussi l’« État », voire l’État même », et, par conséquent, il s’agit de voir jusqu’à quel point la « résorption de la société politique dans la société civile » comporte l’avènement d’une société réellement sans État. Les Quaderni del carcere mettent explicitement en garde contre l’« erreur théorique » qui, en explorant le rapport entre société civile et État, transforme une « distinction méthodique » en une « distinction organique », oubliant que, « dans la réalité effective, la société civile et l’État s’identifient ». Mais n’est-ce pas justement cette même erreur que commet la thèse du dépérissement de l’État ?

D’un côté, la distanciation de ce mythe est la condition préliminaire pour penser réellement la négation déterminée (non pas la négation indéterminée, qui s’exprime par le messianisme et l’anarchisme) de l’ordre existant, le projet et le processus de construction d’une société post-capitalistique ; d’un autre côté, cette distanciation permet une compréhension plus complète et plus approfondie de la société capitaliste qu’il devient possible d’étudier à la lumière d’une phénoménologie du pouvoir plus riche et plus concrète. Certes, en ce qui concerne ce dernier point, Gramsci se place dans le sillage de Marx et d’Engels qui, en la matière, se différencient nettement de la tradition libérale. Cette dernière place exclusivement dans l’État le lieu de la domination et de la tyrannie ; il s’ensuit que l’émancipation ne peut être autre chose que la réduction progressive de la présence de l’État. Le Manifeste du parti communiste constate en revanche, à l’intérieur de l’usine capitaliste, un « despotisme » à caractère militaire vis-à-vis duquel l’intervention de l’État, et même de l’État bourgeois, peut représenter un obstacle et un contrepoids. Toutefois, en différentes occasions, Engels célèbre les États-Unis comme le pays dans lequel l’« abolition de l’État » est déjà entrée dans les faits, du moins dans le sens « bourgeois » du terme. Aucune attention ne semble être réservée au sort des Indiens, au sort des Noirs, d’abord soumis à l’esclavage et, dans les années qui ont suivi la guerre de Sécession, astreints à un régime d’apartheid et de white supremacy qui atteint les formes les plus cruelles du lynchage. Aux États-Unis de la fin du XIXe siècle, l’État (central) est peut-être faible, mais le Ku Klux Klan est d’autant plus fort et il est l’expression de la société civile qui est elle-même le lieu de l’exercice du pouvoir et d’un pouvoir très brutal. En 1883, la Cour suprême déclare inconstitutionnelle une loi fédérale qui prétend interdire la ségrégation des Noirs sur les lieux du travail ou dans les services (les chemins de fer) gérés par des compagnies privées qui, par définition, sont soustraites à toute interférence de l’État. Quand il subsiste un obstacle à l’écrasement des Noirs et des Indiens, il est représenté par le pouvoir politique central, dont Engels célèbre l’extinction ou la disparition ! Le fait est que, dans les textes ci-dessus, le lieu de la violence et de la domination est identifié exclusivement dans l’État, et le lieu de la liberté dans la société civile, précisément comme dans la phénoménologie du pouvoir chère à la tradition libérale.

Bien plus féconde pour la compréhension de l’histoire des États-Unis et du monde contemporain en général, se révèle la thèse de Gramsci d’après laquelle la société civile est elle-même une forme d’État. À ce stade, le problème de l’émancipation devient plus complexe et plus dramatique. Même s’il était possible, le dépérissement de l’État ne serait pas en soi un synonyme d’émancipation étant donné que la société civile peut tout à fait exprimer une charge de violence et de tyrannie non inférieure à celle déployée par l’État politique, voire d’autant plus dépourvue de scrupules qu’elle peut se déployer sans entraves et même sans se préoccuper de préserver la forme ou l’apparence de l’impartialité.

La revendication de la démocratie directe se mêle souvent, dans le cadre de la tradition marxiste, à l’attente du dépérissement de l’État. D’un côté, ce thème est en contradiction criante avec le premier (tout en étant directe, la démocratie est quand même une forme d’État), de l’autre, c’est sa réitération sous une forme plus faible et incertaine (l’auto-expression du peuple est tellement directe que les organismes représentatifs, les institutions étatiques et, donc, paradoxalement, la démocratie elle-même finissent par paraître négligeables). L’opposition entre la démocratie directe et la démocratie représentative découle en tout cas du refus d’une « démocratie » qui n’arrive pas à déployer une quelconque efficacité dans les lieux de production, dans les usines où, d’après l’analyse du Manifeste du parti communiste, les ouvriers, « organisés militairement » et, « tels des simples soldats de l’industrie […] soumis à la surveillance de toute une hiérarchie de sous-officiers et d’officiers » continuent d’être soumis à un « despotisme » qui, dans la pratique, les prive même de cette liberté négative dont la tradition libérale prétend se soucier. D’un autre côté, cependant, cette opposition semble découler de l’illusion qu’avec la disparition de la médiation représentative le peuple arriverait à exprimer sa charge authentique d’émancipation sans obstacles et sans distorsions. C’est une illusion – il est facile de le comprendre à partir des postulats, même épistémologiques de l’anarchisme qui assume parfois des tonalités « irrationalistes », avec un Bakounine constamment engagé à célébrer l’« instinct » et la « vie » par opposition à la « pensée » et à sa prétention à « prescrire des règles à la vie » : l’idée de représentation se présente alors en tant que violence et tyrannie et suggère au leader anarchiste l’image de Saturne qui « représentait ses propres enfants à mesure qu’il les dévorait » [1]. Mais cette foi en une spontanéité mythique, sans médiations et sans histoires, est bien difficile à concilier avec la thèse de Marx qui veut que les idées dominantes sont celles de la classe dominante, celle qui monopolise les moyens de production matérielle et spirituelle.

La représentation deviendrait-t-elle superflue après le renversement du pouvoir politique et économique de la bourgeoisie ? État et révolution tombent juste au moment où la dénonciation des régimes représentatifs libéraux ou libéraux-démocrates était le plus âpre et ne pouvait pas ne pas l’être : au cours de la Première Guerre mondiale, en effet, ils agissent de la manière décrite par le leader anarchiste puisqu’ils immolent tranquillement des millions d’hommes et de « représentés » dans un gigantesque rite sacrificiel. Et cependant, même dans cet ouvrage, on peut lire que même la démocratie la plus développée ne peut pas se passer d’« institutions représentatives ». Malgré cela, le mythe du dépérissement de l’État continue d’alimenter la méfiance à l’égard de l’idée de représentation au moment même où la Russie de la révolution d’Octobre voit se multiplier les soviets, organismes représentatifs qui acceptent même une représentation à plusieurs degrés. Par ailleurs, la direction du nouvel État est assurée par un parti qui, loin d’abandonner le culte de l’immédiateté et de la spontanéité, s’organise et s’articule autour d’un réseau complexe de médiation et de représentation à plusieurs degrés.

De nos jours, nous assistons à un paradoxe : ceux qui agitent le mot d’ordre de la « démocratie directe », évidemment non pas celle qui se déroule dans les usines et autres lieux de travail, mais celle qui se passe de la médiation des partis et du Parlement, ce sont justement les partisans du bonapartisme soft qui se vantent de vouloir que le leader de la nation (dans le cadre du régime présidentiel) ou le leader d’un collège électoral donné (dans le cas du système électoral uninominal) soit désigné directement par le peuple, atomisé, privé de ses bien modestes moyens de production spirituelle et politique autonome, et livré sans défense à l’hyper-pouvoir totalitaire des médias monopolisés par la grande bourgeoisie. Des mots d’ordre analogues sont agités par les mouvements « fédéralistes »-sécessionnistes qui, à l’instar du Ku Klux Klan, intolérant vis-à-vis des obstacles érigés par le pouvoir central contre l’imposition de la loi white supremacy, revendiquent la domination « directe » et sans conteste d’une société civile « nordique » et fanatisée au nom des valeurs « nordiques ».

Gramsci, protagoniste de l’expérience des conseils fondés, comme les soviets, sur le principe de la représentation et même de la représentation à plusieurs degrés, n’accorde aucune importance au thème de la démocratie directe ; il est probable que cette expression est tout à fait absente des Quaderni, et cela se comprend facilement. Si la société civile est une forme d’État et constitue elle-même le lieu du pouvoir et de la domination, lui demander, à elle, l’investiture directe d’un leader politique ou d’un groupe dirigeant n’est pas du tout synonyme d’émancipation. Gramsci est le penseur marxiste qui offre les instruments théoriques les plus appropriés pour lutter contre le bonapartisme soft, c’est-à-dire pour lutter contre la réduction de la démocratie à l’investiture directe et plébiscitaire d’un leader plus ou moins charismatique et au fait de très amples pouvoirs. Et Gramsci est aussi le penseur qui peut le mieux aider à comprendre le caractère ultra-réactionnaire de la Lega Nord, un mouvement qui aujourd’hui, bien plus qu’Alleanza Nazionale, représente le vrai danger de l’extrême droite et qui, grâce à son « subversivisme » et à son « anti-étatisme », peut compter parfois sur la sympathie de transfuges de 1968 et d’anarchistes (d’après les médias, Valpreda fait partie du public complice du discours de Bossi).

En conclusion, nous pourrions dire que, chez Marx et Engels, après avoir joué un rôle fondamental dans la conquête du pouvoir, la politique semble se dissoudre en même temps que l’État et le pouvoir politique. D’autant plus que, outre les classes, l’État et le pouvoir politique, disparaissent également la division du travail, les nations, les religions, le marché et toutes les sources possibles de conflit. Cette plate-forme théorique demeure substantiellement inchangée chez Lénine ; toutefois, de manière contradictoire, nous avons vu le dirigeant bolchevique s’engager dans la construction concrète du nouvel État et de ses organismes représentatifs. Mais ce n’est qu’avec Gramsci que le messianisme commence sa crise, même sur le plan théorique : s’il se révèle assez difficile, voire impossible, de séparer nettement la société civile et l’État, les organismes nationaux (dont l’identité contient souvent une forte composante religieuse) s’avèrent d’une extraordinaire vitalité ; quant au marché, il faudrait parler de « marché déterminé » plutôt que de marché en tant que tel. Nous assistons ici à la tentative de conférer un corps politique et, plus précisément un corps politique plus robuste, à la pensée marxiste.

La position originale occupée par Gramsci dans le cadre du marxisme du XXe siècle, apparaît maintenant de façon très nette. Il agit dans une situation relativement privilégiée. L’Italie intervient après les autres dans le premier conflit mondial, qui a un impact catastrophique surtout en Russie et en Allemagne, où le nombre des victimes est particulièrement élevé et où à la guerre proprement dite se mêlent la révolution et une guerre civile explicite ou latente, un changement radical de régime, une crise économique, politique et idéologique sans précédents. Tout cela favorise la lecture du marxisme selon une grille apocalyptique, alimentée en outre par le poids de la grande intellectualité hébraïque. La tradition religieuse et culturelle qui la précède stimule puissamment la rébellion contre la guerre et le massacre impérialiste, d’une part, et tend à conférer à cette rébellion une valeur messianique, de l’autre. Le rappel à la tradition religieuse hébraïque est parfois explicite et déclaré. C’est le cas de Walter Benjamin et, dans une mesure plus nuancé et plus médiate, également d’autres auteurs. Le jeune Bloch est décrit par des témoins contemporains comme un « nouveau philosophe juif » qui se croit « manifestement le précurseur du nouveau Messie ». En effet, L’Esprit de l’utopie qui, dans sa première version, appelle la Russie soviétique et le communisme à réaliser la « transformation du pouvoir en amour » fait penser davantage à Isaïe qu’à Marx.

Chez Gramsci, en revanche, la révolution communiste représente bien un moment de rupture, mais n’est pas la négation pure et simple du passé et le passage à un ordre nouveau transfiguré par l’utopie. L’expérience traumatique de l’abattoir au cours de la Première Guerre mondiale et de l’avènement du fascisme, plus tard, stimule dans le marxisme du XXe siècle une attitude de liquidation de l’histoire de la bourgeoisie, voire de toute l’histoire passée, comme une accumulation d’erreurs et d’horreurs. C’est contre cet « anti-historicisme », synonyme de « métaphysique », que s’élèvent les Quaderni del carcere : la liquidation du « passé comme quelque chose d’“irrationnel” et de “ monstrueux” n’a pas de sens », car elle réduit l’histoire politique et des idées à un « traité historique de tératologie », à un grotesque épisode de monstres.

Prendre ses distances avec le messianisme et l’anarchisme et s’efforcer de donner au marxisme un corps politique plus robuste équivaut à rompre avec la lecture économiste de cette tradition de pensée. En Italie, la pensée de Loria non seulement réduisait le matériel à l’économique, mais prétendait instituer une sorte de correspondance bi-univoque entre tel fait économique et telle expression idéologique et politique. C’est ainsi qu’en les réfutant Max Weber lit Marx et Engels. Le grand sociologue allemand semble avoir eu une certaine estime pour Achille Loria. C’est peut-être pour cela aussi qu’il considère que l’expression de « matérialisme historique » est imprécise et estime qu’il faudrait plutôt parler d’« interprétation économique du cours historique » ou « de la réalité ». Les argumentations d’autres grands intellectuels allemands comme Scheler et Sombart sont similaires.

Lénine déjà prend ses distances par rapport à ce type de lecture : « Où avez-vous “lu” chez Marx et Engels qu’ils parlent nécessairement de matérialisme économique ? Quand ils ont défini leur conception du monde, ils l’ont appelée simplement matérialisme » [2]. Cependant, bien qu’avec quelques réserves, le Que faire ? semble accepter l’appellation d’« économisme (à laquelle nous n’avons aucune intention de renoncer parce que, d’une manière ou de l’autre, elle a désormais obtenu le droit de citoyenneté) » [3]. Si, dans sa méthode d’analyse concrète de la situation concrète, le révolutionnaire russe est en général bien éloigné de l’économisme, sur le plan théorique il semble éviter une condamnation nette et sans équivoque.

Le cas de Gramsci est tout autre, car il connaît la leçon de Croce. Croce attire l’attention sur le fait que « les deux formules » de « conception économique de l’histoire » et de « matérialisme historique » ne sont pas des « synonymes ». Après avoir fait remonter à Loria l’expression même d’« économisme historique » (vu comme un ensemble de « conceptions plus ou moins branlantes »), les Quaderni del carcere soulignent : « Il arrive souvent que l’on se batte contre l’économisme historique en croyant se battre contre le matérialisme historique. » [4]

Mais Gramsci va plus loin. Il ne se borne pas à distinguer nettement la vision du processus historique propre de Marx et d’Engels de ses interprétations ou contrefaçons économistes, mais, bien que timidement, il critique les restes d’économisme et de mécanicisme présents dans cette vision. Dans les textes des deux fondateurs du matérialisme historique, on peut retrouver deux versions différentes et contrastantes de la théorie de la révolution, même si le point de départ est l’exaspération de la contradiction entre forces de productives et les rapports de production. La version consignée dans la très célèbre page du Capital qui voit la révolution socialiste comme une conséquence immédiate et automatique de l’accomplissement du processus d’accumulation capitaliste qui avance implacablement, en expropriant les petits producteurs, jusqu’au moment où sonne la « dernière heure de la propriété privée capitaliste » quand « les expropriateurs sont expropriés à leur tour », est pesamment mécaniciste. La politique, les particularités nationales, les facteurs idéologiques, la conscience révolutionnaire même, tout cela ne semble jouer aucun rôle, et il est clair que cette théorie est inutilisable pour expliquer une quelconque révolution concrètement déterminée. Bien au contraire, le Manifeste du parti communiste prévoit la possibilité d’une révolution socialiste dans un pays comme l’Allemagne qui, sur le plan du développement capitaliste, est plutôt en retard par rapport à l’Angleterre et qui, en ce qui concerne la structure proprement politique, est en deçà de la révolution bourgeoise.

Chez Gramsci il n’y a aucune trace de la première version, la version économiste de la révolution. Celle-ci provient d’une multiplicité et d’un enchevêtrement de contradictions différentes. Pour parler comme Althusser, nous pourrions dire que la rupture révolutionnaire est par définition surdéterminée : elle présente une incontournable dimension nationale et se place, par conséquent, dans un contexte historique et culturel déterminé, ayant des caractéristiques particulières. Des considérations analogues pourraient s’appliquer également à Lénine, mais Gramsci est le seul qui s’avance jusqu’à la critique de Marx et d’Engels. Le célèbre article qui rend hommage à la révolution d’Octobre « contre Le Capital » (interprété de manière positiviste par la IIe Internationale) souligne que des « incrustations positivistes et naturalistes » (et économistes) sont présentes même chez les fondateurs du matérialisme historique.

C’est dans ce contexte qu’il convient de situer l’attention toute particulière tournée vers le thème de l’hégémonie. Pour comprendre ce point de manière appropriée, on ne peut pas se limiter à la dichotomie hégémonie/dictature, ou bien consensus/coercition. Gramsci souligne maintes fois que chaque État comporte les deux moments, même si, dans les pays ayant une tradition libérale consolidée, le second n’apparaît évident que dans des situations de crise aiguë ; par ailleurs, ces deux moments sont présents à l’intérieur de la société civile elle-même. S’il conçoit un ordre dans lequel le moment de la coercition est réduit au minimum, le théoricien de l’hégémonie n’est pas le prophète désarmé ou une belle âme qui s’échappe du terrain des contradictions réelles. Le thème de l’hégémonie institue en premier lieu une polémique contre toute vision mécaniciste et économiste de l’histoire, du processus révolutionnaire et du processus de formation de la conscience révolutionnaire lui-même. Le Manifeste du parti communiste insiste sur le fait que l’organisation du prolétariat en classes est constamment remise en cause par la concurrence économique que le capital suscite parmi les membres de la classe ouvrière. Sans ignorer cet aspect, Gramsci attire l’attention sur les aspects politiques, voire moraux, du passage de la classe en soi à la classe pour soi. Pour conquérir une subjectivité politique autonome, les classes subalternes doivent réaliser une « réforme intellectuelle et morale », doivent réussir à se détacher du retranchement corporatif et savoir procéder à une « catharsis » culturelle et politique (on assiste ici à l’émergence d’une problématique et d’une terminologie qui rompent définitivement avec l’interprétation économiste du matérialisme historique) :
« L’ouvrier métallurgiste, le menuisier, le maçon, etc., doivent non seulement penser en tant que prolétaires et cesser de penser en tant qu’ouvriers métallurgistes, menuisiers, maçons, etc., mais faire un autre pas en avant ; ils doivent penser en tant qu’ouvriers membres d’une classe qui tend à diriger les paysans et les intellectuels, d’une classe qui peut vaincre et ensuite construire le socialisme uniquement si elle est aidée et suivie par la grande majorité de ces couches sociales. S’il n’obtient pas cela, le prolétariat ne peut pas devenir une classe dirigeante. »

Toute une tradition de pensée, libérale ou réactionnaire, prétend identifier dans la jalousie ou dans le ressentiment le ressort du socialisme : c’est ce que dit Nietzsche et, en Italie, pour ne citer qu’un seul exemple, Pareto. La réflexion de Gramsci en prison se développe pendant qu’en Allemagne le nazisme attise le ressentiment et la jalousie des couches populaires les plus arriérées, à l’égard des intellectuels surtout révolutionnaires et dirige contre les juifs la frustration des masses appauvries par la guerre et par la crise économique. Contrairement au lieu commun de la tradition de la pensée libérale ou réactionnaire, le ressentiment se révèle un instrument de la réaction pour dévier vers de fausses cibles la protestation sociale, pour diviser les classes subalternes en d’innombrables mouvements corporatistes, casser et liquider le mouvement ouvrier et communiste. À la lumière de tout cela, la réflexion des Quaderni qui identifient de manière significative dans le « moment “ cathartique” […] le point de départ de toute la philosophie de la pratique », prend un relief particulier.

Avec Gramsci, nous sommes en présence d’un auteur et d’un leader politique qui a vécu la tragédie de la défaite du mouvement ouvrier et de la victoire du fascisme, et c’est précisément pour cela qu’il a été obligé d’abandonner l’espoir d’une palingénésie révolutionnaire rapide et définitive, pour approfondir, en revanche, l’analyse du caractère complexe et contradictoire du processus de transformation politique et sociale. En ce qui concerne la France, le cycle de la révolution bourgeoise embrasse une période qui va de 1789 à 1871 ; le passage du capitalisme à la « société réglementée », c’est-à-dire au communisme, « durera probablement des siècles ». Cette approche théorique ne peut qu’apparaître particulièrement stimulante et féconde à un moment historique comme celui que nous vivons, où le mouvement d’émancipation des classes et des peuples en état subalterne est obligé d’enregistrer une nouvelle et désastreuse défaite. Ce n’est en rien un motif de consolation. Récapitulons le chemin accompli jusqu’ici. Gramsci attire l’attention sur les grandes opportunités de décapiter politiquement et idéologiquement les classes subalternes qui s’offrent à la classe dominante ; par sa phénoménologie du pouvoir, il situe le lieu de la domination non seulement dans l’État politique proprement dit mais dans la société civile elle-même ; il insiste sur la dimension, qui n’est pas uniquement économique et politique, mais également idéologique, voire morale, du processus de formation de la conscience révolutionnaire. Pour toutes ces raisons, Gramsci n’est pas seulement très éloigné de toute théorie de l’écroulement, il développe une vision de l’histoire fondée sur la complexité du processus de transformation, sur les temps longs de la transition de l’Ancien Régime à l’ordre nouveau.

Cet ordre nouveau commence par être pensé avec une approche plus réaliste que celle de la tradition issue de Marx. Dans la Misère de la philosophie, ce dernier reproche aux économistes bourgeois de s’attacher à une vision selon laquelle « il y a eu une histoire mais désormais il n’y en a plus ». Paradoxalement, cette vision a fini par gagner le « socialisme réel » ; puis, après le brusque réveil que l’histoire a imposé à ces idéologues, le mot d’ordre de la « fin de l’histoire » est retourné du côté des apologistes de la société bourgeoise. Critiquer cette dernière, s’opposer aux idéologues naïfs de son éternité et de sa « non-transcendabilité » ne signifient pas reprendre les utopies abstraites, de manière a-critique, comme si rien ne s’était passé. Heri dicebamus : celle-ci peut être l’attitude des idéalistes prêts à réduire l’épisode historique concret à une sorte de parenthèse qui peut être tranquillement ignorée, mais pas de ceux qui professent le matérialisme historique.

Par sa distanciation, bien que timide, vis-à-vis de toute vision anarchique et plus ou moins apocalyptique de la transformation politique et sociale, Gramsci indique un chemin qu’il faut encore parcourir jusqu’au bout : concevoir un projet d’émancipation incisif qui ne prétende pas qu’il est la fin de l’histoire. Il s’agit de dire adieu aux utopies abstraites en expliquant en même temps les raisons historiques de leur émergence. Nous pouvons ici profiter d’une indication d’Engels qui, en dressant le bilan de la révolution anglaise et française, observe : « Pour qu’au moins les conquêtes de la bourgeoisie qui étaient mûres et prêtes à être moissonnées puissent être assurées, il fallait que la révolution aille au-delà de son but […]. Cela semble être une des lois de l’évolution de la société bourgeoise. » Il n’y a aucun motif de soustraire à la méthodologie matérialiste élaborée par Marx et Engels le mouvement historique réel et la révolution qui s’y sont inspirés. Au fond, toute révolution tend à se présenter comme la dernière, voire comme la solution de toute contradiction et, par conséquent, comme la fin de l’histoire [5].

Le projet incisif d’émancipation qui ne prétend pas être la fin de l’histoire et de tous les conflits doit être conçu dans une situation radicalement différente par rapport à un passé qui ne peut pas être liquidé sommairement. Malgré les horreurs de la Première Guerre mondiale et du fascisme, nous avons vu les Quaderni del carcere se refuser à lire l’histoire moderne comme un traité de « tératologie » ; il n’y a aucune raison de lire l’histoire du « socialisme réel » de cette manière, malgré les erreurs, les mystifications colossales et les horreurs dont elle est émaillée. L’auteur qui a exhorté le mouvement ouvrier et communiste à hériter des sommets de la Révolution française peut se révéler bien utile aujourd’hui pour comprendre le problème de l’héritage même en ce qui concerne la révolution d’Octobre.

Losurdo Domenico, « Avec Gramsci, par-delà Marx et par-delà Gramsci », Nouvelles FondationS 3/ 2007 (n° 7-8), p. 210-218, publié sous le titre original Con Gramsci oltre Marxe oltre Gramsci, in Critica marxista, n° 5-6, 1997. Texte accessible sur le site Cairn :
http://www.cairn.info/revue-nouvelles-fondations-2007-3-page-210.htm

Notes :

[1À ce propos, cf. D. Losurdo, Democrazia o bonapartismo. Trionfo e decadenza del suffragio universale, Bollati Boringhieri, Turin, 1993, p. 311 et sq.

[2V. I. Lénine, « Ce que sont les “amis du peuple” et comment ils luttent contre la social-démocratie », 1894, Œuvres complètes, t. I, Éditions sociales, Paris.

[3Id., Que faire ?, 1902, Œuvres complètes, t.V.

[4À ce propos, cf. D. Losurdo, « Économisme historique ou matérialisme historique ? Pour une relecture de Marx et Engels », Archives de philosophie, n° 57, janvier-mars 1994, p. 141-155.

[5Nous reprenons ici certaines considérations développées plus largement en Utopia e stato d’eccezione. Sull’esperienza storica del “socialismo reale”, Laboratorio politico, Naples, 1997, p. 107 et sq.


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