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Alain Borne, Eros et Thanatos
Par Rémi Boyer

Alain Borne (1915-1962) et son œuvre constituent une étonnante manifestation du jeu des oppositions, des renversements, non comme enantiodromies [1], mais comme jeu des alternances pénétrantes, nourricières ou destructrices.

Alain Borne participa, pendant le deuxième conflit mondial, aux aventures des revues poétiques, comme Poètes casqués, Confluences, Poésie 40, 41…, Méridien. Il croise Aragon, Seghers, Tavernier et se lie avec eux. A la libération, il connaît une période faste avec l’édition remarquée de trois recueils : Terre de l’été, Poèmes à Lislei et L’eau fine, respectivement chez Robert Laffont, Seghers, Gallimard.
A sa disparition tragique en 1962, on découvre de nombreux inédits qui viennent enrichir la quinzaine d’ouvrages déjà publiés depuis le premier Cicatrice des songes, publié avant la guerre, dont le titre évoque déjà toute la complexité et la souffrance du poète. L’œuvre posthume est en volume aussi importante que l’œuvre déjà publiée. Curandera éditera en 1980-1981 ses Œuvres poétiques complètes.

Philippe Biget, dans la postface au livre Treize suivi de Indociles d’Alain Borne, publié chez Fondencre, explique le choix fait de la juxtaposition de deux recueils si éloignés dans le temps et dans l’apparence :
« L’œuvre d’Alain Borne est entièrement tournée vers l’amour et la mort avec lesquels l’écriture poétique permet d’établir les liens les plus authentiques. Ces thèmes sont déclinés suivant une palette raffinée de nuances qui forment un véritable arc-en-ciel. L’ambition de la présente édition est de faire découvrir deux recueils de poèmes, chacun se situant à des extrémités opposées du spectre des couleurs borniennes. »

Treize nous plonge, avec délice, dans une mystique de l’amour qui ne va pas sans exaltation. Amour sacralisé qui permet de se rapprocher de soi-même ou de se perdre définitivement. C’est la tension extrême vers la réduction de toute séparation qui fait de cet amour-là une véritable ascèse.

Indociles est tout entier inscrit en creux dans le recueil Treize. Que devient cette sacralisation de l’amour, d’Eros à Agape, dans la rencontre inéluctable avec Thanatos. Quand les corps se fripent et quand l’aimé disparaît. Alain Borne ne semble jamais avoir été en mesure de résoudre ce paradoxe de l’amour absolu inscrit dans des corps condamnés à la décomposition (on pense parfois à Mishima dans un contexte tout autre), de la beauté condamnée à demeurer dans la laideur apparente. A moins que, justement, ce soit la plume, la poésie qui soit une « parfaite réponse » pour traverser l’inexorable paradoxe et instaurer définitivement la beauté et la liberté.

Je vais t’aimer

je vais ne plus rien vouloir
dans mes yeux que ton visage
je vais ne supporter mes mains
que caressant ton corps
je vais n’accepter l’espace
que si tu l’occupes
je vais n’être rien
qu’à l’instant de te posséder
je vais
mourir interminablement je vais
vivre si tu vis contre moi
et quand ton plaisir viendra
comme les fleurs rouges sur le printemps vert
au sommet de ta chair je cueillerai
le bouquet de ta joie
afin d’y enfouir mon visage
en y mêlant mon bonheur devenir
un vivant ivre de vie
et crier que vivre est bon
lorsque vivre est vivre
lorsque vivre
est réunir nos deux sangs
lorsque vivre
est te traverser et te devenir
et ne savoir même plus que je te suis. »

(extrait de Treize)

Elle te parle

Elle te parle elle a une voix
et ta tête est fendue
elle te fait caresser ses seins
et ta main est souillée
elle arrête sa marche et l’ouvre
afin de te montrer l’œil triste
qui rit dans ses jambes
et ce qu’elle te demande encore
encore tu le lui donnes

Ainsi est cet oiseau dérisoire
tu n’oses le tuer dans sa vermine
et il te mange
tes lèvres sont sa nourriture
et il tente de se laver à ton corps

ceci est son amour
l’ordure a pris des yeux clairs
elle a gonflé deux seins au bec noir
plein de graisse tremblante
l’ordure ayant formée des cuisses les écarta
et te montra afin que te vienne le désir
son profond cœur d’ordure.

Ceci est l’ordure
écrase sans remords cette tête jacassante
Ces mamelles
cette caricature d’un corps féminin
qui t’impose sa boucherie.

(extrait de Indociles)

Treize suivi de Indociles, davantage qu’un recueil est une expérience poétique en soi. Une violence salutaire s’y mêle avec une sagesse contestée mais libre qu’il convient de traquer dans les nuances qui hésitent à s’unir ou à se détruire. Ce livre qui bénéficie des illustrations de René Balavoine est tout simplement précieux.

www.fondencre.fr

Notes :

[1Enantiodromie : renversement radical en son contraire, déjà constaté par Héraclite. Par exemple basculement de l’amour à la haine.


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