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Abandonnés aux ombres
Par Thierry Renard

à mes camarades

Rien n’est jamais acquis à l’homme
Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son cœur
Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
Il n’y a pas d’amour heureux

Louis Aragon, La Diane française

Nous y sommes, enfin ! Et cela faisait longtemps que je cherchais cette issue. Car j’ai toujours pensé qu’il y en avait une. Mon engagement à gauche remonte véritablement à l’adolescence. Dès cette époque, j’ai adhéré puis milité au Parti communiste. Et, sans jamais être un contestataire déclaré, j’ai toujours gardé mes distances avec les lignes successives des dirigeants de ce parti. Au début, il m’a fallu rejeter un certain conformisme autoritaire. Ensuite, j’ai peu à peu été surpris par des abandons politiques inattendus et répétés. Enfin, j’ai été confronté à un vide sidéral. De 1998 à 2002, j’ai même quitté l’organisation. Depuis, j’y suis revenu – par intermittence – tout en essayant de poursuivre, à mon niveau, une réflexion constructive.

Certains, qui me connaissent plutôt mal, ont cru que j’étais seulement traversé par l’illusion lyrique, une sorte de communiste de cœur aux plates, voire modestes, convictions. Ce n’est pas le cas, je crois. Et, durant toutes ces années, j’ai lu et relu Marx, Lénine, Trotski, Gramsci, Sartre et Camus, Debord et Vaneigem, Jean Jaurès aussi. Et, encore, Tocqueville et Michelet. Naguère, on le sait bien, j’avais dévoré, déjà, les œuvres de Babeuf, de Robespierre et de Saint-Just. Dorénavant, je crois être mieux armé pour avoir des convictions et pour parfaire mon opinion.

Dans ce qui va suivre (le temps me manque tant !), je ne pourrai pas développer un ensemble très convaincant d’arguments et de propositions. Je me contenterai de mêler raison et intuition. Je me contenterai d’éclairer mon propos et, donc, l’état actuel de ma réflexion.

Si j’ai toujours appartenu, comme on vient d’en avoir un bref aperçu, à cette sensibilité qu’on appelle la gauche, sensibilité appuyée même, j’ai toujours été tiraillé de tous côtés au sein de cette sensibilité. Tantôt en favorisant plutôt la liberté, tantôt en optant d’abord pour l’égalité, et tantôt en mettant en avant la fraternité. J’en suis arrivé à cette conclusion, banale sans doute, qu’il était très compliqué d’être de gauche ou de le rester. Nous naissons de droite, j’en suis convaincu. C’est bien plus simple, bien plus facile. Il n’y a qu’à défendre ses petits intérêts, l’esprit d’initiative personnelle, la liberté d’entreprendre, sa famille en premier lieu, sa nation en second. Il n’y a qu’à défendre, encore, l’ordre établi, la morale bourgeoise et les habitudes imposées, une société policière et musclée. Mais être de gauche… Ah, là, quel exploit ! Cela demande exigence et audace. Cela exige un autre rapport au réel, et une certaine énergie.

Le chemin est toujours parsemé d’embûches, certes, et on ne peut jamais se laisser aller. Avant de pouvoir lutter avec efficacité contre les injustices et les inégalités, il faut veiller à respecter l’équilibre entre l’esprit de réforme et celui de révolution. Il faut, en toute circonstance, peser le pour et le contre, appréhender autrement la réalité, tenir compte du rapport des forces en présence, provoquer le changement ou simplement l’initier. J’ai évoqué naguère, et à plusieurs reprises, le concept de radicalité généreuse, partagée. J’ai évoqué, pareillement, un pas de plus vers la démocratie, ce pas manquant et tellement nécessaire au jour blessé d’aujourd’hui.

Quelle tourmente générale, généralisée, nous vivons ces derniers temps… Plus je vieillis, plus je quitte mes anciens habits d’adolescence, et plus je devine que la tendance naturelle est à la noirceur. L’esprit humain est en deuil, continuellement. Et la poésie est, le plus souvent, absente de notre réalité. Les hommes, que je commence à déjà bien connaître, toujours, évidemment, se lamentent sur leur propre sort. Rien de joyeux, au bout du chagrin. Pas même une fenêtre ouverte. À la question posée, « pourquoi ça n’a pas marché ? », je voudrais répondre, simplement, par l’élan de la voix et le souffle du poème.

Le communisme demande beaucoup d’efforts, exige une tenace volonté. Il ne va pas de soi. Et il nous oblige, chaque fois, à presque repartir à zéro. Le communisme est un passage, une étape hasardeuse mais possible. C’est parce qu’on l’a voulu ainsi, autoritaire et vil, qu’il s’est lui-même imaginé comme une fin. Le communisme n’est pas la fin de l’Histoire ou de l’humanité. Ni son but rêvé. Il n’est qu’une marche vers quelque chose qu’on ne sait pas nommer. Pas encore, en tout cas.

Marx a cru, de bonne foi et par-delà ses éminentes qualités, que nous allions logiquement vers l’objectif à atteindre et qu’il n’y aurait plus rien après. Il s’est trompé sur l’essentiel, et sans le vouloir il a stoppé l’avènement des classes laborieuses. Mettre un terme à une théorie, même pratique, c’est la condamner par avance, c’est entraîner avec elle dans sa chute de très nombreux protagonistes, même parmi les esprits les mieux éclairés. Avec et après lui, tout le monde s’est trompé. Mais ne jetons pas la pierre à Marx, il demeure incontournable et tellement plus fréquentable qu’un bon nombre de penseurs d’hier et d’aujourd’hui. Ne lui jetons pas la pierre, son œuvre, comme toute œuvre humaine, et malgré les précieux apports d’Engels, reste fatalement inachevée.

Le communisme n’est pas une fin en soi, je le répète. C’est à lui de nous permettre de marcher d’un bon pas vers la démocratie. Et pas le contraire. La démocratie et, à sa suite, la République, voilà ce vers quoi nous devons tendre. Le communisme doit nous y aider, nous en favoriser l’accès.

Les temps d’intensité révolutionnaire ne durent qu’un moment, sont de courte durée. Soit ils sont balayés par la terreur. Soit la réaction y met un terme. Les temps réels de la révolution sont éclatants, chargés d’inventivité, mais ils sont brefs. Après revient le temps de la réaction et, avec elle, son lot de désolations. Après reviennent les années lentes, les années du retour en arrière.

De grands historiens d’aujourd’hui ont pensé autrement la Révolution française, et ils ont ouvert une brèche, nouvelle, dans le mur des apparences. Nous nous devons d’emprunter la mêmevoie qu’eux, de suivre leur ligne délicate. Ils ont été plus loin que les anciens mensonges : ceux des conservateurs nostalgiques comme ceux des progressistes têtus. L’Histoire, sauf catastrophe imprévisible, est sans issue définitive. Elle se réinvente à chaque page qu’elle tourne.

Prétendre que le communisme est la fin de quelque chose, c’est une autre façon de croire en Dieu ou dans la magie virtuelle du réel. Vivre, c’est combattre, c’est aussi laisser la voie libre. Vivre, c’est nourrir une espérance. C’est prolonger les chemins du futur.

Le communisme, c’est la réponse, claire et précise, faite à l’individualisme forcené et au libéralisme endiablé. C’est le slogan de l’une des victoires probables. Le communisme est un début, pas une fin. Et nombreux sont ceux qui ont posé la question à l’envers. Cela a donné les revers que l’on sait. Autoritarisme, totalitarisme, voilà ce qui arrive quand on veut imposer, par la force, l’élan collectiviste. L’individu, quand il n’est pas effacé, s’efface alors de lui-même.

Nous ne bâtirons pas un autre monde, sans pédagogie et sans l’appui de citoyens (d’individus) responsables. La tâche est rude, sans aucun doute, mais ce que nous vivons est énorme. J’en conviens, rien n’est jamais acquis. C’est pourquoi j’emploie le mot combattre. Il faut lutter, oui, et lutter sans cesse. Pour une vraie démocratie, pour une démocratie représentative et participative à la fois.

On a longtemps cru, et avec un enthousiasme certain, que la mise en commun des moyens de production était l’ultime étape vers le partage des richesses, qu’elle pouvait suffire au bonheur terrestre. Naïveté ou bavardage ? Rien de tout cela. Je l’ai dit, je l’ai pensé, cela relève de l’intuition. Mais pas seulement. Ce constat est aussi le fruit de l’histoire humaine des trois derniers siècles. De nombreuses expériences ont été tentées dans le domaine des luttes et des mouvements sociaux, dans le but d’améliorer les conditions de vie sur terre. Des aventures révolutionnaires ont parfois, même, été conduites avec succès, en Europe notamment. Mais cela, je le maintiens, n’a jamais duré très longtemps. L’ordre conservateur a toujours fini par reprendre le dessus. Les crimes staliniens et l’échec des « démocraties populaires » en sont de vibrants témoignages. On ne saurait imposer sur le long terme le bonheur commun par la force et la répression. L’espérance a besoin de liberté pour s’exprimer. Liberté d’aller et venir, à sa guise, partout dans le monde. Liberté de création, d’invention, et liberté d’action !

Et, pourtant, la liberté individuelle ne suffit pas non plus. L’égalité et la fraternité sont deux autres versants d’un même sommet à atteindre. C’est pourquoi j’ai souhaité parler ici de démocratie, ce but sans cesse reculé, retardé. Ce but si difficile d’accès. Démocratie : le mot a bien souvent été dépouillé, pillé, dénaturé, voire défiguré.

On a cru que c’était arrivé, que notre civilisation détenait le flambeau de la grande émancipation humaine, avec ses droits de l’homme et ses acquis sociaux. On a pensé, mais à tort, que le bien de lui-même allait pouvoir triompher, s’imposer. Mais rien n’est jamais acquis, le poète nous l’a appris. Et l’Histoire nous l’a déjà montré et nous le montre encore chaque jour. L’Histoire, avec sa majuscule, avance parfois à petits pas. Et, parfois, elle recule même à grandes enjambées. Le chemin, sans cesse, est parsemé d’embûches. Il nous faut cependant, avec force, avec courage, l’emprunter.

Amis, j’en ai presque fini pour aujourd’hui. Quelques mots, encore quelques mots, peut-être… Ne restons pas prisonniers de notre petit confort intellectuel, bousculons toutes nos habitudes. Réfléchissons et agissons, ensemble et séparément. Et, surtout, ne restons pas abonnés, ou abandonnés, aux seules vieilles ombres du passé.

Vénissieux, le mercredi 25 décembre 2013


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