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A propos du « Krasucki » de Christian Langeois
La critique d’Igor Martinache

Il peut sembler surprenant de rendre compte ici d’un ouvrage biographique, fût-il consacré à un des dirigeants syndicaux et politiques majeurs du siècle écoulé. Pierre Bourdieu nous a en effet suffisamment mis en garde contre l’ « illusion biographique » [1]. Pour autant, pour peu qu’on s’applique à reconstituer l’ « espace » dans lequel se déploie la trajectoire présentée, le « paysage » qui lui sert d’arrière-plan, l’entreprise peut être fructueuse. Il suffit de songer au petit essai que Norbert Elias a consacré à Mozart, ou plus exactement aux conditions sociales qui ont contribué à la construction de son « génie » [2]. Et de ce point de vue, l’ouvrage de Christian Langeois ouvre une telle perspective, en même temps qu’il vient enfin combler un manque : il n’existait en effet jusqu’à aujourd’hui, alors que l’on s’apprête à commémorer les dix ans de sa disparition, aucune biographie de celui que les militants de la CGT appellent affectueusement « Krasu ». Ou plus exactement si : un livre à charge signé Nicolas Tandler, membre du Front National et collaborateur de National Hebdo [3]. À celui-ci s’ajoute également un mémoire de maîtrise réalisé en 1997 par un jeune étudiant nommé Jérôme Pélisse - devenu depuis un chercheur reconnu, spécialiste justement des relations professionnelles [4] -, sur lequel l’auteur reconnaît s’être beaucoup appuyé pour la dernière partie de son ouvrage, où il s’agit de montrer la manière dont Krasucki a pu être, comme d’autres avant et après lui, délégitimé par les médias du fait de ses propriétés ouvrières. Et enfin une autobiographie entreprise en 1991 avec deux journalistes puis avortée.

Premier constat : tel un chat, Henri Krasucki a connu plusieurs vies, que son image véhiculée par les médias du temps où il a occupé les responsabilités de secrétaire général de la CGT, entre 1982 et 1992, tend à rabattre sur une seule : celle d’un dirigeant syndical, trop « mou » pour les uns et trop « dur » pour les autres. Ce qui montre au passage le caractère souvent contradictoire des « étiquettes » publiques, que les syndicalistes sont particulièrement prompts à se voir accrocher. La première de ces vies retracées par Christian Langeois est donc celle d’un enfant de migrants polonais, Isaac et Léa, également juifs et militants communistes – autant dire que le jeune Henoch, son prénom originel, était prédisposé au stigmate [5] ! Sa mère et Henri rejoignent leur époux et père à Paris, dans le quartier de Belleville, en 1928, où le jeune homme évolue très tôt dans un milieu très politisé mais diversifié. Il est ainsi socialisé à plusieurs sources : culture yiddish, patronages laïcs et pionniers puis jeunes communistes, qui se rejoignent en partie au sein du club du Yask, le Yiddischer Arbeiter Sportsklub, club sportif ouvrier juif où Henri joue dans l’équipe minime de basket. Quoique brillant élève, car héritant sans doute largement du riche capital culturel de ses parents et plus largement de son entourage, il interrompt à 15 ans ses études pour des motifs financiers et devient ouvrier dans la métallurgie.

Arrive cependant rapidement la guerre, où Henri Krasucki devient un résistant actif dans les FTP-MOI, côtoyant ainsi les protagonistes de l’Affiche Rouge, Marcel Rayman en tête, ainsi que Robert Guédiguian l’a récemment rappelé dans son film sur ces derniers, emmenés par Missak Manouchian [6]. Puis il est arrêté et déporté au camp de concentration de Jawishowitz où il va notamment ramasser du charbon au fond des mines pratiquement sans instruments, avant d’être libéré à Buchenwald. Loin de l’affaiblir, ces expériences vont affermir son engagement politique et il reçoit rapidement des responsabilités plus importantes encore au Parti Communiste Français dès la fin du conflit, en dépit de son jeune âge – à peine 22 ans. Les grandes grèves de novembre-décembre 1947 vont aussi fortement contribuer à sa socialisation syndicale, tandis qu’il va à la même période également voir sa demande de naturalisation aboutir et se marier pour la première fois avec Micheline Esnault, elle-même militante et élue communiste et fille de communistes. Là aussi, le choix du conjoint n’est pas autant le fruit du hasard qu’on ne le pense souvent [7]

C’est ainsi à la fois la précocité de ses expériences que le rôle des rencontres qui frappe au premier chef dans le récit de la trajectoire d’Henri Krasucki que nous propose Christian Langeois. Par les éléments de contexte qu’il donne, on perçoit bien les facteurs qui ont pu déterminer un certain nombre des traits, ou plutôt des « plis », de l’habitus largement « clivé » de « Krasu » [8] : son ascétisme confinant à une rigueur presque obsessionnelle notamment quand il occupe les fonctions de directeur de la Vie ouvrière, l’hebdomadaire de la CGT devenue depuis La Nouvelle Vie ouvrière [9] alliée à un sens développé de la sociabilité orale qui l’empêche paradoxalement d’être ponctuel à ses rendez-vous, ou encore son goût prononcé pour la « haute culture », musique et surtout Beethoven en tête, mais aussi pour le sport, lui qui lisait tous les matins L’Équipe avec L’Huma, comme le raconte sa seconde épouse. De par sa « multipositionnalité » [10], Henri Krasucki est également tiraillé entre les instances dirigeantes de la CGT et du PCF, et Christian Langeois s’efforce aussi bien de rendre compte de ces atermoiements, avec en toile de fond, évidemment, le contexte de la Guerre Froide, de « Mai 68 » ou encore de la chute du mur de Berlin et plus encore deux ans après de la dissolution de l’URSS, quand un « monde se défait » [11]. Ce sont aussi les rapports compliqués entre ces diverses organisations CGT, PCF, PCUS etc. qu’éclairent en partie les positions, institutionnelles et « publiques », d’Henri Krasucki et leurs évolutions.

En fin de compte, si l’ouvrage de Christian Langeois peut être évidemment considéré comme partiel et partial, la volonté de toucher dans tous les sens du terme un large public, ayant évidemment orienté son écriture comme il le reconnaît lui-même dans une note d’une honnêteté remarquable à la fin d’ouvrage, il n’en reste pas moins que celui-ci ne constitue pas une simple hagiographie d’un homme dont la trajectoire force malgré tout à bien des égards le respect, mais apporte bel et bien un certain nombre d’éléments qui mettent au jour les multiples contradictions qui l’ont animé, en même temps que les époques qu’il a traversées.

Igor Martinache, « Christian Langeois, Henri Krasucki - 1924-2003 », Lectures en ligne, Les comptes rendus, 2012.

Critique parue sur http://lectures.revues.org

Notes :

[1Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 62-63, vol. 62, 1986, p. 69-72. Disponible sur le portail Persée à ce lien : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1986_num_62_1_2317.

[2Norbert Elias, Sociologie d’un génie, Paris, Seuil, 1991.

[3Nicolas Tandler, Un inconnu nommé Krasucki, Paris, La Table Ronde, 1985.

[5Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1977 [1963].

[6Voir respectivement L’Armée du crime, sorti en 2009 et Didier Daeninckx, Missak, Paris, Perrin, 2009.

[7Voir Alain Girard, Le choix du conjoint, Paris, Paris, PUF, 1964 et plus récemment Michel Bozon, François Héran, La formation du couple, Paris La Découverte, 2008 : http://lectures.revues.org/322.

[8Sur cette notion, voir les travaux de Bernard Lahire, notamment L’homme pluriel, Paris, Nathan, 1998.

[9Voir son site : http://www.nvo.fr.

[10Voir Luc Boltanski, « L’espace positionnel : multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe », Revue française de sociologie, vol. 14, n°1, 1973, p. 3-26.

[11Pour reprendre l’expression de Bernard Pudal, qui a bien analysé ces trajectoires de militants communistes et de leurs croyances au fil de l’évolution du PCF et de son grand frère plus ou moins proche selon les périodes du PCUS. Voir notamment Un monde défait, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2009 : http://lectures.revues.org/1040.


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