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A propos d’un ouvrage collectif intitulé « Travail e(s)t liberté ? »
Note de lecture de Guy Carassus (1ère partie)

Les questions autour du travail -et pas seulement de l’emploi- reviennent au centre des débats qu’il faut mener pour affronter les enjeux d’une société émancipée. Les luttes et les résistances majeures qui se sont déployées ces derniers mois pour maintenir ouverte une perspective de progrès social y sont pour quelque chose. La lutte des « gilets jaunes » en révélant les limites du modèle de précarisation et d’appauvrissement généralisés d’une partie du salariat. La crise sanitaire et économique provoquée par la pandémie de la covid19 en mettant en lumière le rôle et l’importance du travail des « premières et premiers de corvée » dans le maintient d’une cohésion sociale qui ce sont révélés inversement proportionnel à la reconnaissance salariale qui leur était accordée. La mobilisation sociale contre une énième réforme des retraites tentant d’imposer deux ans supplémentaires de « travaux forcés » à tous les salariés pour tenter d’anéantir toute perspective désormais ouverte d’un troisième âge de la vie humaine,

Ces combats sont tous nés du conflit avec les politiques antisociales menées au nom du marché et de la concurrence mondialisés. Elles ont eu pour conséquences majeures d’abîmer considérablement le travail vivant. L’exploitation et les souffrances psycho-physiques qu’elle engendre, la domination et les entraves à l’intelligence qu’elle occasionne, l’aliénation et la perte d’humanité qu’elle provoque en chacun, toutes ces tares engendrées ou exacerbées par un rapport social de production qui assujettit le travail au capital ce sont accrues. Mais elles ont également jeté une lumière crue sur les contradictions entre les aspirations émancipatrices du monde du travail et le renforcement des carcans dans lesquels le travail est enserré afin de toujours mieux le contrôler et le contraindre. Le resserrement voire la fermeture d’un l’espace dans lequel peut se déployer un processus émancipateur au travail, et en conséquence hors travail, est un fait majeur de l’évolution du néolibéralisme dans le champ de l’entreprise. Un fait que ne parviennent pas à masquer totalement les nombreuses tentatives d’un management qui se targue de faire de l’entreprise un lieu où les « libertés individuelles » -quand ce n’est pas le « bonheur » en personne- seraient à la base d’un nouveau modèle économique capitaliste. Aussi, nous ne pouvons que se réjouir de découvrir la parution d’un livre intitulé « Travail e(s)t liberté ? » qui fait de cette contradiction majeure le cœur de son propos, tant il importe de resituer les dimensions anthropologiques du travail (femmes et hommes producteurs, leur communauté, leur monde) et politiques (le travail creuset de la domination et tremplin de l’émancipation) dans une perspective émancipatrice pour tous.

Ce livre est le fruit d’un collectif inter disciplinaire international (ArTLib pour Atelier de recherche Travail et Libertés) créé au sein de l’université d’Aix-Marseille, qui regroupe des centres de recherche universitaires et des instituts de sociologie, de psychologie du travail et de philosophie, des chercheurs et des chercheuses mais également des praticiens et des professionnels investis dans les entreprises. Cette diversité des approches critiques nourrit une manière singulière d’aborder leur sujet. A partir d’une contextualisation historique et théorique du travail, ils et elles investiguent le terrain du travail concret pour tenter d’en élucider les transformations en cours et d’en caractériser les contradictions. Et c’est passionnant.

Le travail entre émancipation et asservissement

Les multiples nuances de la liberté et du travail

Dès l’ouverture, en première partie de l’ouvrage, les auteurs introduisent la complexité du sujet en pointant les différentes acceptions que peuvent recouvrir les notions de liberté (autonomie, indépendance, liberté individuelle et collective, démocratie sociale, émancipation) et celle de travail (activité, emploi, profession, métier), ainsi que les rapports conflictuels qu’elles entretiennent nécessairement et indissociablement entre elles dans la réalité du labeur comme dans les représentations (autonomie et domination, subjectivation et assujettissement, appropriation et aliénation, réalisation et perte de soi) selon la position et les expériences de chaque acteur du monde du travail. Cette dimension contradictoire constitue un point clé pour penser la possibilité de l’émancipation dans son opposition à la soumission. Elle indique que le travail vivant dans son rapport à la liberté contient bien ces deux facettes dont l’expression concrète peut aller jusqu’à susciter de lourdes pathologies ou procurer les plus grandes satisfactions. Il va de soi que dans les faits, il existe toute une graduation entre ces deux pôles qui est corrélée par les caractéristiques singulières de chaque activités.

En conséquence, la notion de liberté comme perspective rapportée au travail connaît également quelques nuances d’importance dans les configurations potentielles qu’elle peut revêtir puisque les archétypes définis -renvoyant aux stratégies mises en œuvre par les acteurs- vont de « libérer le travail à se libérer du travail, en passant par dans, par ou malgré le travail ».

De libérer le travail à se libérer du travail, en passant par se libérer dans, par ou malgré le travail

« Libérer le travail » pourrait correspondre à créer les conditions et lever tous les obstacles pour s’approprier son propre labeur en l’accomplissant en toute liberté. « Se libérer dans le travail » à acquérir des marges accrues de liberté pour exercer son activité grâce à la formation et à l’acquisition de compétences. « Se libérer par le travail » peut constituer pour certains une perspective dès lors qu’il apporte une rémunération, une reconnaissance sociale et parfois accomplissement de soi. « Se libérer malgré le travail » s’apparente quelque peu à une stratégie de fuites qui peuvent consister à « une promesse de liberté par le salaire » et le pouvoir d’achat qu’il procure comme à privilégier son investissement personnel dans des activités hors travail. « Se libérer du travail » est affaire plus délicate et toute en nuances car il s’agit de privilégier sa liberté, d’adapter son travail à cette aune pour qu’il devienne ou tende à devenir une activité -parmi celles dont toute vie humaine est faite- qui contribue à la construction et à l’invention de soi.

Travail et liberté : au crible des plans macro, méso et micro

Dans une deuxième partie du livre, ces questionnements sur les tensions entre travail/liberté vont se déployer et s’approfondir selon trois grands angles : un niveau macro en rapport avec les grands récits historiques produits par les acteurs sociaux qui façonnent une vision du réel ; un échelon méso où différents acteurs (managers, salariés) et entités (directions,syndicats) interviennent sur les divers lieux de travail pour l’organiser en fonction de contraintes ; un registre micro qui est celui de l’individu au travail confronté aux contradictions qui surgissent entre le travail prescrit et le réel.

Macro : les grand récits

Au plan macro, les principaux acteurs sociaux que nous retrouvons sont ceux d’une dichotomie « classique » bourgeois/prolétaires dans leurs variantes historiques. Les premiers âges du capitalisme voient la bourgeoisie, au commande de l’activité productive, glorifier le travail comme les salariés mais s’affronter avec ceux-ci sur le modèle de liberté. Pour les bourgeois, l’entrepreneur qui révolutionne en permanence l’entreprise en produisant des richesses selon des critères de rentabilité est l’acteur central qui assure le progrès de toute la société (L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber). Pour les salariés, aux centre du grand récit socialo-communiste, ils sont ceux et celles qui sont obligés de travailler pour vivre et qui produisent les richesses dans des conditions d’exploitation et d’aliénation qui attentent à leur liberté. Pour eux, pas d’émancipation dans le travail sans remise en cause de ces injustices, quand pour les bourgeois la liberté se conquiert par un travail conduit dans le respect des normes capitalistes.
A ces deux récits quelques peu datés vient s’ajouter aujourd’hui celui d’un néolibéralisme dominant qui réfute et intègre certains aspects des récits précédents pour installer le sien : il n’y a pas ou plus d’antagonisme capital/travail car nous serions passés à une société où la prédominance de la finance, du risque et de l’incertitude exige désormais que chacun soit l’« entrepreneur de lui-même » pour relever les défis « d’un marché ouvert où la concurrence est libre ». Du coup, se libérer tout en travaillant peut emprunter à l’une ou l’autre, voire à toutes, des cinq configurations qui vont de « libérer le travail à se libérer du travail ».
Ne plus être exploité ? La participation fait de toi un actionnaire tout en gardant un statut de salarié. Ne plus être dominé ? L’entreprise libérée dissout les hiérarchies tout en sublimant le rôle du leader suprême. Ne plus être aliéné ? Devient propriétaire de ton outil de travail en adoptant le statut d’auto entrepreneur tout en restant subordonné. Le message paraît clair : désormais l’entreprise prend en compte ton désir d’émancipation. Point n’est besoin de remettre en cause les objectifs de rentabilité et de profit que porte l’exigence sans limite de valorisation et d’accumulation du capital.
Dès lors, pour combattre cette omniprésence du récit néolibéral qui porte la reconduction de l’état de chose existant, la question de la création d’un nouveau récit émancipateur reste entière...

Méso : direction et managers face aux salariés et aux syndicats

A l’échelon intermédiaire dit méso, le collectif ArTLib fait entrer en jeu l’opposition entre entreprises et managers face aux salariés et à leurs organisations syndicales. Ces deux entités ont la capacité, selon des modalités spécifiques et sur des aspects différents, d’agir sur la vie de l’entreprise. Les directions d’entreprise avec le management ont plusieurs canaux d’intervention pour réguler à leur main l’espace de liberté laissé aux salariés. Cela passe par des normes, des procédures et des indicateurs élaborés en conformité avec les objectifs de profitabilité, en passant par l’individualisation des rapports sociaux souvent au détriment des rapports au collectif, comme par la promotion d’une culture d’entreprise qui favorise une identification du salarié au devenir de l’entreprise capitaliste. Dans le processus de rationalisation entre les différentes modalités d’intervention, le critère qui prévaut est celui du coût économique -à quoi s’ajoutent ceux de délai et de qualité. Il va s’en dire que lorsqu’il est question d’augmenter la productivité du travail selon les modalités en cours dans le néolibéralisme (licenciement, précarisation, automatisation, délocalisation, intensification, etc.) voire dans les expérimentations recherchant une plus grande intégration de salariés « épanouis » (entreprise libérée, organisation apprenante, évaluation, reporting, etc) l’espace de liberté dans le travail trouve vite ses limites...

Du point de vue des organisations syndicales nées de l’aspiration à un travail émancipateur, deux perspectives historiques majeures se sont distinguées dans le rapport travail/liberté . La première, révolutionnaire, née avant la première guerre mondiale, supposait la conquête du pouvoir d ’état pour renverser l’emprise du capital sur le travail et favoriser l’appropriation des moyens de production par les travailleurs. Un travail émancipé était au bout de ce processus. La seconde, établie après le second conflit mondial, a acté le fameux « compromis fordiste » en acceptant la séparation entre conception et exécution du travail. Dès lors, les revendications sur le contenu du travail ont été délaissées au profit de celles sur l’amélioration des conditions de travail et de vie. De meilleurs salaires et quelques droits sociaux mais peu ou pas de revendications sur l’organisation et les objectifs du travail. Le combat pour un travail émancipateur a pu en pâtir. Par ricochet, la visée politique d’émancipation sociale s’en est trouvée affaiblie par l’invisibilisation de cette question centrale des rapports de production pour la conduite d’une société -quels besoins individuels et collectifs, quelles productions de biens et services pour les satisfaire, quels critères d’efficacité et d’utilité sociales, quelle démocratie sociale pour quels pouvoir d’action et de décision pour les producteurs ?

Ces deux perspectives sont aujourd’hui en crise. Deux voies nouvelles semblent émerger au niveau des organisations syndicales. L’une entend revenir sur cette séparation d’avec le contenu du travail en mettant en cause la subordination des salariés qui les assujettit à un rôle d’exécutants dominés pour revendiquer des actions transformatrices sur les contenus. L’autre dessine une appropriation démocratique des moyens de production au niveau de l’entreprise (type coopérative) par ses salariés pour agir sur les rapports sociaux de production.

Micro : l’individu au travail

A hauteur de l’individu, le niveau micro, nombreux sont les auteurs de cet ouvrage à s’appuyer dans leur analyse sur cette découverte fondamentale de l’ergologie et de la psycho-sociologie du travail qui a mis au jour l’écart toujours présent entre la prescription qui ordonne en amont le labeur et la tâche effective mise en œuvre en aval dans le concret par une ou un travailleur.se. Le travail peut ainsi se définir par « l’écart entre ce qui est fait et ce qui doit être fait, par le rapport du prescrit et du réel. ». Ce réel qui résiste à l’intervention humaine outillée va nécessiter que le salarié, inséré dans une communauté professionnelle, invente les gestes et les procédures qui permettront d’atteindre l’objectif fixé. Ou pas. Des possibles en naîtront. Des choix entre-eux devront être tranchés en responsabilité en fonction de normes et de valeurs individuelles et collectives. C’est cet individu agissant en rapport avec soi-même et les autres –du collectif de travail à ceux et celles pour qui le résultat est destiné- qui devient l’acteur de sa liberté. Mais cette liberté née du rapport à soi et au monde, dans cet écart entre le prescrit et le réel, peut se voir contrariée voire niée par ce qui abîme le travail et les personnes, à savoir la réduction du travail vivant à des tâches d’exécution parcellaires et répétitives dans lesquelles l’individu devient l’appendice d’une machine mue par un logarithme. De la fermeture ou de l’ouverture des possibles dans le travail, de la fermeture ou de l’accès à un espace d’intervention peut résulter une régression ou un essor de la liberté humaine.

Ici se dit et se clame la dimension anthropologique du travail et l’enjeu politique qui en résulte.

Dans cet ouvrage, certains auteurs et auteures abordent implicitement cette dimension politique, à l’instar de Christophe Dejours qui évoque la « centralité politique du travail » et sa dimension irréductible à la seule conquête du pouvoir central. Ils et elles appellent, selon des modalités variables, à l’obtention de nouveaux droits démocratiques pour les salariés et leurs collectifs de travail car tous désignent cet espace comme potentiellement porteur d’émancipation. C’est dans cette optique que je propose de poursuivre avec quelques réflexions à partir d’une approche marxienne.

Travail e(s)t liberté ?
Sous la direction de Enrico Donaggio, José Rose, Mariagrazia Cairo.
Éditions ERES dans la collection « Clinique du travail » dirigée par Yves Clot et Dominique Lhuillier, paru en 2022.


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