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De la lettre théorique à la théorie actualisée – critique de la nouvelle doxa marxiste
Par Daniel Vergely

Dans la nouvelle doxa marxiste, l’ « irréalité » du communisme trouverait sa cause première dans une entorse au schéma marxien lui-même [1]. Cette nouvelle école tend à objectiver l’impossibilité d’un passage au communisme dans la société pré-industrielle. De ce point de vue, l’Histoire semble avoir donné paradoxalement raison à Marx qui avait dénié la possibilité du mode de production communiste, consécutif au mode de production féodal. Toutes les expériences faussement qualifiées de « communistes » seraient allées à contresens des prédictions de Marx et donneraient ainsi, paradoxalement, une vigueur nouvelle à ses analyses. De fait, les conditions d’une transition possible - mais non inéluctable comme Marx l’a souvent souligné - vers le communisme, n’ont jamais été réunies ni en Russie ni partout ailleurs où on dit, avec une évidente mauvaise foi, que le projet marxien a effectivement été réalisé (Cuba, Vietnam, Chine …) : dans tous ces pays les « présupposés objectifs » du dépassement du mode de production capitaliste n’étaient pas avérés. Même la Chine, dans tout son effort tardif d’industrialisation semble, rétrospectivement, donner raison au schème marxiste. Ainsi, le présupposé du communisme réel serait dans le capitalisme développé ; le nouvel ordre de production naîtra de la conjugaison de l’ordre ancien abouti dans sa logique propre et de conditions objectives favorables à son dépassement.

Aux prémices de cette contribution, une question : l’enchaînement causal de la lettre théorique à la théorie réalisée : pourquoi ce dysfonctionnement historique, à la lumière des expériences dites « réelles » ? La thèse précédemment développée appelle plusieurs critiques de fond que je résumerai en cinq points tout en soulignant, en conclusion, l’importance de cet enjeu théorique, dans la perspective d’un renouveau de l’hypothèse communiste.

1 - La théorie au-devant des ressorts immédiats de l’action humaine ?

La réappropriation positive d’expériences en rupture (cela je ne le conteste pas) avec le projet marxien de société communiste ne peut reposer sur un trop facile « paradoxe » : celui d’un projet viable … au motif invoqué, fort à propos, de circonstances jusqu’ici mal ajustées à la théorie. C’est toujours le tort des circonstances que de s’ajuster mal à la théorie ! Ainsi le dessein communiste, est-il volontiers décrit comme une sorte d’ingérence dans l’Histoire, avant la phase d’accumulation capitaliste : en somme, on approuve l’échec du communisme « irréel » comme validation des postulats de Marx. Les acteurs de l’Histoire sont aussi le sujet des circonstances. Or la dénonciation d’un schéma hétérodoxe au regard de la lettre marxiste place, en quelque sorte, la théorie au-devant des mobiles élémentaires de tout projet émancipateur. On peut objecter que ces mobiles d’action, saisis dans leur immédiateté historique, échappent aux ressorts théoriques, même les plus subtils de l’axiomatique marxiste. Pris dans le mouvement des circonstances, les individus se déterminent sous la contrainte en contradiction, bien souvent, avec les principes dont ils se revendiquent. Il en va d’ailleurs des postulats marxistes comme des principes révolutionnaires édictés avant Marx. Ainsi de Robespierre qui, au lendemain de l’adoption de la Constitution de 1793, la plus démocratique du cycle révolutionnaire, en prononce la suspension par voie de décret afin de lutter contre les « périls extérieurs » ou, bien plus tard, de Lénine instituant la NEP (laquelle ne peut être envisagée seulement en référence à une vaine tentative de contredire les prescriptions littérales de Marx mais aussi comme impossibilité de les appliquer littéralement, dans le mouvement imposé de l’Histoire).

Ainsi, une contre expérience historique ne suffit pas à valider la lettre théorique ; l’irréalisation d’une théorie ne suffit pas à en démontrer l’opérance : elle ne fait que la projeter dans le futur conditionnel. C’est ce que fait implicitement le PCF, sur le mode du déni historique, emboîtant ici le pas aux marxistes, nouvelle école. Il le fait en des termes où l’hypothèse ne parvient à se définir, par redondance, qu’en opposition avec toute certitude (cf. le communisme sous condition de « la double dimension du possible et de la contingence contre celle d’une nécessité-fatalité ») ; ce schéma du « passage à une société sans classes » ou au pire, « à une nouvelle société de classes » Marx en « limite expressément l’extension », expose Quiniou [2]… Cette formulation laisse le lecteur dans une grande indécision ; elle revient, en fait, à créditer l’avenir de toutes les expériences « irréelles » déjà survenues. Avec à la clé, une projection dans un avenir par essence hypothétique. Autant le dire : théoriser une incertitude.

On en viendrait à se demander si le matérialisme historique demeure compatible, comme force motrice de l’histoire, avec les mobiles de la révolte humaine : celle-ci n’a jamais attendu et n’attendra pas, pour éclater, les conditions théoriques énoncées par Marx à la réalisation effective du communisme (cf. la Commune de Paris que Marx a soutenu par internationalisme prolétarien et dénoncé par lui comme un non-sens historique). L’enjeu véritable n’est-il pas, à mots couverts, d’exonérer, après coup, un constat d’échec théorique ? Non pas celui du communisme qui ne s’est effectivement pas réalisé - sur cela nous nous entendons : échec de la théorie elle-même, incapable de pourvoir aux exigences de l’immédiateté, de s’ajuster aux ressorts humains de l’action révolutionnaire ? La question est posée. Dans l’attente, il est loisible à chacun de prêter à cette irréalisation des vertus bien particulières : servir à la régénérescence théorique du marxisme, en l’absence, à ce jour, d’une authentique Révolution post-industrielle.

Dans cette axiomatique, le marxisme sort toujours gagnant, soit que le parangon communiste investisse dans une application littérale de ses postulats, soit qu’il n’ait pas pu, hier, se réaliser. Dans cette seconde hypothèse c’est faute d’avoir bien compris et appliqué les enseignements du père fondateur du matérialisme historique.

Lénine, Ho Chi Minh, le Che et Mao en apprentis capitalistes ?

De façon plus concrète, il y a quand même une gêne à considérer que tous les peuples qui ont voulu se défaire de l’impérialisme ou du colonialisme, avatar du capitalisme (Cuba de l’impérialisme américain, l’Indochine de la colonisation française puis le Vietnam du même impérialisme etc.) étaient, rétrospectivement, condamnés à l’échec de cette entreprise, par effet d’un « volontarisme » coupable et dénué de toute prise avec le réel ; ils l’étaient, nous dit-on, de n’avoir pas attendus le purgatoire d’une société capitaliste développée : c’est si peu évident, que l’on n’y avait pas pensé, précisément, avant les échecs retentissants que l’on sait. Sans mauvais esprit, fallait-il alors indiquer à Lénine, Ho Chi Minh, au Che et à Mao la « voie capitaliste » vers le socialisme ? Leur combat, au demeurant légitime, devait-il attendre la société industrielle capitaliste pour aboutir ? L’histoire ne leur en pas laissé le temps ; elle n’a pas attendu le satisfecit théorique de Marx ! Sans doute auraient-ils dû, alors, jeter leurs breloques communistes, pour dire qu’ils n’en étaient pas, à l’aune des prédictions implacables de Marx sur le communisme post industriel ? Et revêtir, provisoirement, le costume du jeune cadre dynamique en escomptant les bénéfices d’une rente capitaliste, projetée dans l’idéal communiste ?

Pour finir sur ce point : il est à noter que cette analyse n’est pas sans rappeler le système de défense adopté dans les années 70, en pleine guerre froide, quand l’opinion dominante se déchaînait contre les expériences dites « socialistes ». Dans ce contexte, toute difficulté dans l’édification du communisme était volontiers imputée à la « société arriérée » qui l’avait vu naître. Pour la part de vérité que comportait une telle affirmation, elle avait surtout pour fonctionnalité d’exonérer les tares endogènes du système. Les marxistes homologués suivent aujourd’hui la même logique en exonérant, cette fois, l’histoire entière, de toute expérience communiste !

L’argumentaire se renouvelle donc en surface : il est certainement mieux construit, mieux ajusté à la pensée de Marx en ce qu’il dénonce le volontarisme utopiste des Révolutions inabouties du XXème Siècle. Pour autant, force est de constater que ce système de défense demeure d’une grande orthodoxie : celle d’une ligne officielle reconduite, ici, dans un idiome marxiste plus savant que par le passé. Il n’y a rien de bien neuf, en effet, à conditionner la transition : mode de production féodal - communisme à une révolution prolétarienne en Occident. Cette ligne va simplement au bout du présupposé des « difficultés » invoquées hier à l’avantage du modèle soviétique. Les mêmes difficultés se sont mues, définitivement, en un impossible avec, à l’appui, la genèse marxiste du passage à la société communiste. Cela ne fait pas beaucoup avancer sur le terrain des causes réelles de l’échec.

2 - Lucidité rétrospective

Ensuite, on aurait tout aussi bien pu louer ces régimes « communistes » survenus dans une société pré-industrielle, si seulement … l’expérience avait été concluante. Longtemps, on a voulu le croire (le « bilan globalement positif »). Mais ne pas non plus verser dans les réquisitoires commodes … D’un mot, l’affirmation selon laquelle, l’hypothèse communiste n’aurait pas encore été testée historiquement à partir des conditions du capitalisme développé, prévues par la théorie, en particulier au sens d’un test négatif qui en prouverait l’impossibilité définitive m’apparaît à la fois recevable, au plan théorique et … une très habile volte-face, pour solder le passé et créditer l’avenir.

3 - Dissociation communisme-communisme « irréel »

Vaste projet – faibles ressources idéologiques

Si, selon le mot fameux de Marx, « (…) De toute évidence, l’arme de la critique ne peut remplacer la critique des armes : la force matérielle doit être renversée par une force matérielle ; mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle dès qu’elle s’empare des masses » [3], force est de constater que la capacité mobilisatrice du projet marxien de société communiste est aujourd’hui, dans sa formulation théorique, quasi-nulle. Dans sa définition magistrale du rapport de la théorie à la pratique, le marxisme demeure, paradoxalement, comme étranger à ses propres découvertes. Sa praxis, en référence au projet de société communiste, demeure inerte dans le mouvement du réel. Et pour cause : l’identification « communisme irréel » et « communisme » tout court est devenue, aujourd’hui, un « fait intellectuel » avéré, avec la matrice de l’idéologie dominante en contrepoint. La reconquête est donc dans cette dissociation. Cela fait partir de très loin : défaire les consciences avant de les emmener vers une conscience nouvelle du communisme (Sans compter que, bien souvent, ce sont les mêmes qui ont œuvré à faire ce qu’ils préconisent, sans vergogne, de défaire avec eux ! Nouvel argument entre les mains des contempteurs de tout communisme, « irréel » ou en devenir ...).

Vaste projet. Tel est, au fond, le « cœur de métier » des marxistes, nouvelle école. Préconisation largement infondée en tant qu’elle repose sur une déclaration d’intention, par exception d’une réelle capacité mobilisatrice. Comme outil conceptuel d’analyse des rapports sociaux du XXIème siècle les ressources du corpus marxien, en effet, n’ont pas tari. En revanche, la vacuité mobilisatrice de son appareil conceptuel, en tant qu’agir sur le réel, laisse songeur : vérification, par la négative, du rapport de la théorie à la pratique, tel que défini par Marx lui-même. Ce paradoxe, à l’évidence, intéresse moins, ici, qu’une autre vérification théorique : celle l’échec du communisme « irréel » comme validation des postulats théoriques de Marx. Cela ne suffit pas, en retour, à susciter une adhésion collective auxdits postulats. A commencer par l’impondérable d’une transition capitaliste vers le communisme !

Faibles ressources idéologiques : évoquer la nécessité d’une transition par la voie de l’assentiment populaire – celui de « l’immense majorité » pour reprendre l’expression du Manifeste, c’est un peu comme ajouter un treizième, aux douze travaux d’Hercule, tant l’horizon d’une adhésion collective semble aujourd’hui infranchissable. Sauf à considérer que le passage à une société post-capitaliste pour mettre fin aux dégâts humains, écologiques et sociaux du vieux système, ne se décline pas nécessairement en un projet de nature communiste. Mais lequel alors ?

Dissociation insuffisante pour faire naître une conviction certaine en dehors des cercles communistes eux-mêmes

Surtout la nécessité de la dissociation communisme-communisme irréel est d’évidence pour ceux qui y sont les premiers intéressés : les communistes eux-mêmes ou sympathisants qui gravitent dans sa nébuleuse. Le véritable enjeu est donc, en vérité, de réimpulser une convoitise politique. Pour l’heure, elle est en perdition et force est de le constater : les déficits scandaleux de la société libérale sont dépourvus de tout effet de projection vers l’idéal communiste. Aussi longtemps que cette matrice n’opère plus, la volonté de dissociation, au-delà des arguments objectifs invoqués même avec pertinence, en faveur de cette dissociation, n’appartient en propre qu’aux communistes. Autant dire : se convaincre entre soi. Je ne détiens pas la solution mais cette reconquête d’une hégémonie intellectuelle aujourd’hui moribonde, par le prisme de l’indignation sociale – le PCF use et abuse de cette force motrice – me semble marquer ses limites. Ce parti, pour mériter de ces lettres révolutionnaires, ne peut être seulement le porte-voix d’injustices sociales dont la seule alternative, sur le long terme, demeure un projet de société viable. Aujourd’hui, la force d’indignation s’arrête aux portes du projet communiste, faute de souscripteurs - outre le fait que d’autres partis d’extrême-gauche investissent déjà ce terrain, avec une virulence inégalée.

4 - L’hypothèque capitaliste dans le schéma marxien de transition vers la société communiste

Marx s’inscrit ainsi en faux contre tout volontarisme, conformément à l’éthique marxiste de l’action des idées sur le monde réel. Le mouvement des « masses » comme levier du changement est à l’opposé de la vulgate marxiste-léniniste et de son avant-garde éclairée. Tel est le principal facteur explicatif donné, aujourd’hui, pour preuve non seulement de l’irréalité des expériences « communistes » mais de la pertinence du projet marxien de société communiste. Le marxisme peut alors être invoqué comme condamnation de tout volontarisme substitué au mouvement naturel de l’histoire, seule une société industrielle développée offrant, éventuellement, une rampe d’accès vers le communisme : « Lénine et Trotski ne pensaient pas qu’il suffisait de proclamer une révolution socialiste pour instaurer aussitôt un régime postcapitaliste  [4]. Le point de départ de la théorie de la « révolution permanente » de Troski reposait sur la prémisse que la Russie seule n’était pas mure pour le socialisme, loin s’en fallait (…). Ce qui est certain, en tous cas c’est qu’après avoir perdu ses illusions sur un développement rapide du capitalisme dans la Russie tsariste, il est passé à une thèse beaucoup plus sobre sur le « développement combiné » de la Russie (une formule de Trotski) où coexistent l’agriculture la plus arriérée, la paysannerie la plus fruste et un capitalisme industriel et financier des plus avancés ». Ce qui à l’évidence n’était pas un bon point de départ pour une quelconque entreprise socialiste : même si l’on s’emparait des bastions du capitalisme financier et industriel, le gros de la population restait historiquement trop éloigné des toutes premières marches conduisant au postcapitalisme » [5]. Tout est dit ici me semble-t-il : pas de postcapitalisme … sans capitalisme, défini comme une sorte de « mal nécessaire » - le socialisme ainsi envisagé comme une régénérescence d’une société industrielle en décomposition. Ce projet lui-même défini « Avec et par » le peuple, œuvrant au dépassement de l’ordre ancien des choses. A défaut le communisme est frappé d’ « irréalité » à l’image des expériences survenues, toutes, dans des sociétés économiquement arriérées. Tout cela s’entend. Et c’est bien là que j’entends faire porter ma critique : non pas tant pour emporter raison sur le terrain de la « réalité » de ce communisme-là, ou par goût factice de la polémique, que pour faire rebondir le débat sur cette « irréalité » qu’au fond, j’admets parfaitement - sans souscrire pleinement, toutefois, à la thèse de M. Lewin, en tant qu’il en fait un facteur explicatif transposable à toutes les expériences vouées, rétrospectivement, à l’échec. Ce point cardinal me semble mériter un approfondissement.

L’hypothèque capitaliste dans le schéma marxien de transition vers la société communiste semble n’admettre qu’une seule échappatoire. Elle est à rechercher dans les écrits de Marx lui-même, comme par retour à une lettre originelle, ouvrant un nouveau champ du possible. Le philosophe envisage en effet l’hypothèse (« a priori possible » [6]) d’un passage de la structure de la commune agricole dans la Russie tzariste au communisme (cf. correspondance avec Vera Zassoulitch [7]). Toutefois,
cette hypothèse est conditionnée, selon Engels, par « une révolution prolétarienne en Europe occidentale » [8] - laquelle n’a pas eu lieu … ce qui permet, une nouvelle fois, d’œuvrer à la régénérescence théorique du marxisme !

Même en donnant foi à cette hypothèse ultime, elle demanderait à être précisée : en quoi, si la Révolution spartakiste en Allemagne n’avait pas été écrasée dans le sang, la transition vers un communisme « réel » en URSS en eût-elle été mieux assurée ? Quels auraient été les termes, alors, du transfert des « acquêts positifs élaborés par le système capitaliste », selon l’expression de Marx [9], de l’Allemagne vers un pays frère ? On demeure ici dans une parfaite abstraction en référence, qui plus est, à de simples échanges épistolaires de Marx, confirmés laconiquement par Engels.

Ensuite et pour finir, si l’on fait d’un mode de production développé existant dans un pays étranger, la condition première de la réussite d’une expérience communiste dans un pays non développé, pourquoi ce schéma n’a-t-il pas fonctionné dans la relation de Cuba, du Vietnam et des pays de l’Est dans leur ensemble avec l’URSS, pays industrialisé ? L’URSS, il est vrai, n’a pas connu la phase d’accumulation capitaliste. Dès lors, s’en trouvait-il disqualifié pour offrir efficacement son aide aux ex « pays frères », au plan industriel ? Au demeurant, c’est bien ce qu’il a fait, pour le résultat que l’on sait.

5 - Le projet marxien de société communiste : la « morale » au-devant des contradictions du mode de production capitaliste ?

Cette question est liée à celle de la reconquête d’une hégémonie intellectuelle, évoquée ci-dessus en référence au communisme « irréel ». Aujourd’hui, il y a identité de point de vue entre la capacité d’indignation sociale et l’éthique du communisme. Par exemple, la dénonciation des politiques austéritaires emprunte largement au registre de l’ « injustice sociale », sans parler du catalogue quotidien des luttes sociales dans l’Humanité … Ce mouvement se situe loin devant l’effort d’objectivation des causes de toute « irréalité » des expériences communistes et de redéfinition d’un projet post-capitaliste …

Mauvais calcul en vérité. Cette démarche à tourne vite en boucle ; elle renvoie au questionnement sur le devenir d’une société authentiquement « communiste » qu’on ne peut définir comme « moralement » réalisée. Même « la » morale a besoin d’un projet pour s’incarner. De ce point de vue, il est loisible à chacun d’en revendiquer les bénéfices, en fonction de son projet propre (la libre-entreprise n’est-elle pas « moralement » souhaitable comme libération de l’initiative individuelle de la tutelle étatique ?). Le PCF, fidèle à son histoire, continue quant à lui d’invectiver l’opinion dans un registre égalitaire. Avec un succès très relatif. Sa morale ne peut qu’être revendicative et parcellaire, dans le contexte du libre-marché. N’ayant plus de substitut à offrir à l’éthique du capitalisme, il s’avère impuissant à opérer la jonction des termes : morale - relation économique. Sa vacuité morale est de causalité économique. Bon an mal an, les sociaux-libéraux et libéraux et même l’extrême-droite parviennent mieux à réaliser cette identification. Ils se flattent de pragmatisme : concilier la « loi du marché » avec la réalisation individuelle (l’ « esprit d’entreprise », élevé au rang d’idéal commun).

On objectera ensuite que, dans l’espace politique, la qualité morale est toujours fluctuante et subornable, au gré des intentions affichées. De ce point de vue, le paradigme moral en perdition dans cet espace, offre un point d’arrimage incertain au dessein communiste comme à tout autre.

Les ressorts moraux apparaissent donc, en politique, à géométrie variable, nonobstant les succès actuels de Syriza en Grèce et de Podemos en Espagne : c’est la crise économique qui donne son efficience à l’indignation morale et non la crise morale qui fait basculer l’économie … A ce sujet, je m’interroge : sans parler de « fatalité », en référence à une approche déterministe-évolutionniste, les « présupposés objectifs » d’un passage au communisme sont-ils réunis dans ces pays ou ne s’agit-il que d’une crise sporadique du capitalisme ?

En conclusion , l’actualisation du projet marxien de société communiste supposerait, bien au-delà des menus réflexes de survie sur le mode de l’incantation sociale ou de l’indignation morale, d’opérer un travail de fond au sein même du PCF et, surtout, de faire porter le débat sur la place publique : se donner véritablement les moyens du renouveau sans méconnaître, en bonne politique, l’avantage que voudront en tirer les libéraux et socio-libéraux. Ce débat, à mon sens, est une priorité est non un appendice au projet, si on veut lui redonner une quelconque viabilité. Il devrait intégrer les termes de l’adversité dans laquelle il se situe. Sans crainte d’un affaiblissement, au plan théorique, compte tenu de l’état de désemparement idéologique actuel du PCF. Condition première d’un nouveau crédit chez les générations nouvelles.

Daniel Vergely est auteur de nombreux articles de droit public.

Notes :

[1Sont notamment représentatifs de cette école de pensée les philosophes Y. QUINIOU, Retour à Marx, Buchet-Chastel, 2013 ; P. TORT, Le communisme irréel, Critique communiste, n° 98, été 1990 et l’historien M. LEWIN, Le siècle soviétique, Fayard, 2003.

[2Y. QUINIOU, op. cit. p. 103.

[3Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, parue en 1843, dans les Annales franco-allemandes, publiées à Paris par MARX et RUGE (cf. K MARX, Critique du droit politique hégélien, trad. et introd. de A. Baraquin, Editions Sociales, Paris, 1975, p. 205).

[4C’est nous qui soulignons.

[5Moshe LEWIN, op. cit., p. 361.

[6Karl MARX, Sur les sociétés pré-capitalistes, Paris, Editions sociales, 1970, p. 32.

[7Lettre à Vera Zassoulitch, In K. MARX, Sur les sociétés pré-capitalistes, op. cit.

[8Lettre à la rédaction des Otétchestvenniye Zapisky, 1877, in Sur les sociétés pré-capitalistes, op. cit., p. 354 et 356.

[9Lettre à Vera Zassoulitch, op. cit.


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